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Pour le miracle indien, il va falloir attendre...

 

Les Echos, 18 juin 2012

L’ANALYSE DE PATRICK DE JACQUELOT

 

C'était il y a quatre ou cinq ans. Economistes et hommes d'affaires du monde entier n'en avaient que pour l'Inde. Parmi les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), c'est celui auquel on prédisait les plus fortes progressions. Promise à devenir très vite une superpuissance mondiale, l'Inde spéculait sur le (tout petit) nombre d'années qu'il lui faudrait pour établir son taux de croissance à 10 % et plus, et dépasser par la même occasion celui de la Chine. Les PDG des multinationales se devaient de présenter leur stratégie indienne aux analystes. L'Inde s'annonçait comme le prochain miracle économique de la planète.

Aujourd'hui, l'ambiance a bien changé. Jim O'Neill, l'homme de Goldman Sachs qui avait inventé le concept des BRIC en 2001, estime désormais que l'Inde est le plus décevant des quatre géants émergents. En avril, l'agence de notation Standard and Poor's a placé la note de l'Inde sous surveillance négative. Le 11 juin, elle a souligné qu'une dégradation ferait chuter l'Inde en catégorie « spéculative » et que le pays deviendrait le « premier ange déchu » des BRIC. A New Delhi, alors que les élites étaient plutôt portées sur l'autoglorification, la dernière plaisanterie qui tourne, c'est que dans le sigle BRIC, le I représente l'Indonésie...

L'Inde, de fait, a beaucoup déçu. Bien loin de s'envoler vers les 10 %, la croissance est tombée à 6,5 % en 2011-2012 (année budgétaire à fin mars), et même à 5,3 % au premier trimestre 2012. Le pays n'a pas su profiter des années de forte croissance pour améliorer réellement ses performances en matière de pauvreté, de santé ou d'éducation qui le placent souvent en dessous de l'Afrique noire.

La gestion récente de l'économie n'a pas aidé. L'Inde est confrontée à un double déficit, budgétaire avec un excédent des dépenses sur les recettes équivalant à 5,7 % du PIB, et extérieur avec un déficit des comptes courants de l'ordre de 4 % du PIB. Le dérapage budgétaire, qui résulte notamment d'une culture de subventions aussi massives que laxistes, sur les carburants en particulier, en arrive à priver le gouvernement de tout levier budgétaire pour relancer l'activité en cas de trou d'air. Et, alors même que le pays a désespérément besoin d'investissements étrangers pour financer son déficit courant et moderniser ses infrastructures, le gouvernement vient d'adopter des mesures fiscales rétroactives à l'encontre des investisseurs internationaux, tout à fait contre-productives dans le contexte actuel.

Si ces difficultés étaient purement conjoncturelles, ça ne serait pas trop grave. Mais elles sont beaucoup plus profondes et, pour l'essentiel, « made in India ». Comme vient de le déclarer R. V. Kanoria, président de l'organisation patronale Ficci, les problèmes actuels résultent « de facteurs domestiques comme un resserrement monétaire excessif, des retards et des incertitudes sur des législations économiques clefs, des projets retardés par des feux verts environnementaux qui n'arrivent pas, des problèmes d'achats de terres, des pauses prolongées dans les réformes et une absence de décisions de la bureaucratie ».

Le pays n’a pas su profiter des années de forte croissance pour améliorer réellement
ses performances en matière de pauvreté, de santé ou d’éducation qui le placent souvent en dessous de l’Afrique noire.

Quand Sonia Gandhi parle, le Premier ministre Manmohan Singh écoute...

Cet immobilisme relevé par le patron des patrons est très préoccupant. L'administration est encore omniprésente dans la vie économique : un chroniqueur du « Business Standard » détaillait récemment les 65 autorisations nécessaires à la construction d'une centrale thermique. Or, cette immense bureaucratie est complètement grippée. Les scandales de corruption qui ont éclaté depuis dix-huit mois incitent les fonctionnaires - et notamment les plus honnêtes ! - à ne prendre aucune décision plutôt que de sembler favoriser quelqu'un. Résultat : les dossiers demeurent indéfiniment à l'instruction. Très concrètement, explique un gros industriel français, « nous nous heurtons sans cesse au manque d'infrastructures, de transport ou d'énergie, et aux difficultés à faire avancer nos dossiers. Si bien que nous réduisons fortement nos projets d'investissement, notre objectif désormais est de rentabiliser l'existant ».

Le plus curieux c'est qu'il y a un quasi consensus chez les économistes et au sein même du gouvernement sur ce qu'il faudrait faire : tailler dans les subventions pour réduire le déficit budgétaire, réformer les lois sur les achats de terres ou les mines, ouvrir aux investisseurs étrangers la grande distribution, la défense, l'assurance, le transport aérien... Mais le gouvernement trouve dans chaque cas une bonne raison de ne pas agir.

La paralysie politique s'avère finalement être la cause principale de la crise actuelle. Elle-même résulte de facteurs comme le manque d'enthousiasme pour l'idée même de modernisation de l'économie au sein du parti du Congrès (qui domine la coalition de gouvernement), ou le chantage qu'exercent sur cette coalition les partis régionaux populistes dont dépend sa stabilité. La dichotomie à la tête de l'Etat entre Sonia Gandhi, présidente du Congrès, qui a le vrai pouvoir politique mais ne fait pas partie du gouvernement, et le Premier ministre, Manmohan Singh, dont l'autorité s'est quasiment évaporée, n'aide pas. Et ces problèmes-là ne risquent pas de disparaître de sitôt.

Il ne faudrait pas pour autant jeter l'Inde avec l'eau du Gange. Le pays conserve des atouts fondamentaux : sa population de 1,2 milliard d'habitants, sa jeunesse dont l'optimisme et l'énergie sont impressionnants, des taux d'épargne et d'investissement qui représentent environ 35 % du PIB. Sans oublier un secteur privé entreprenant : comme on le dit souvent ici, l'Inde se développe en dépit de l'Etat et pas grâce à lui...

Au final, Adi Godrej, le président du syndicat patronal CII, a beau critiquer tous azimuts la situation actuelle du pays, il n'en estime pas moins qu'il s'agit « d'une aberration temporaire » et que l'avenir économique de l'Inde sera brillant. Il a sans doute raison. Le seul problème est que personne ne peut dire aujourd'hui quand ces lendemains radieux se matérialiseront. On peut croire aux miracles, mais mieux vaut être patient.

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