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Routes, électricité... les travaux d'Hercule de l'Inde

 

Les Echos, 25 septembre 2012

Les pannes d'électricité géantes de cet été l'ont confirmé : l'Inde a besoin d'investissements gigantesques pour moderniser ses infrastructures. Procédures administratives et financements, tout est à remettre à plat.

 

« Le plus dur, ça a été pour ceux qui sont restés bloqués pendant des heures sur les Escalator ! » : Umang, comptable d'une trentaine d'années typique de la classe moyenne de Delhi, choisit l'humour pour évoquer la panne d'électricité géante qui a affecté le nord de l'Inde deux jours de suite fin juillet. Mais sur le moment, pas grand monde n'a ri : le plus grand black-out de l'histoire a fortement perturbé la vie de 600 millions d'Indiens, plongeant les transports dans le chaos, empêchant usines et ateliers de fonctionner et privant, en pleine mousson, les Indiens favorisés des douceurs de l'air conditionné. Si Umang affiche un tel flegme, c'est peut-être parce que l'événement a moins surpris les Indiens que le reste du monde : ces coupures géantes n'étaient finalement que la répétition à - beaucoup - plus grande échelle de ce qu'ils ont l'habitude de vivre. Sans oublier que, dans la région touchée par la panne, quelque 200 millions de personnes n'ont pas été affectées, n'ayant de toute façon pas accès à l'électricité.

« Le manque d’infrastructures réduit la compétitivité des entreprises indiennes et dissuade les entreprises étrangères d’investir. » STANDARD & POOR’S

Tout au long de l'année, la vie des Indiens s'organise en fonction du manque d'énergie et, plus généralement, de l'insuffisance des infrastructures. Et cela pour les entreprises comme pour les particuliers. « Le manque d'infrastructures est un problème constant, raconte en privé le représentant en Inde d'un grand groupe industriel européen. Nous devons parfois faire construire à nos frais des routes de raccordement à nos usines parce que nos camions ne passent pas sur la chaussée défoncée. Ou encore payer pour la mise en place d'une ligne à haute tension, alors que nous sommes en théorie dans une zone industrielle. Tout cela est hors de prix ! »

Branchements électriques dans le Vieux Delhi

Dans le classement mondial de compétitivité que vient de publier le World Economic Forum pour 2012-2013, l'Inde se place globalement au 59e rang sur 144 pays. Mais au chapitre des infrastructures, elle tombe au 84 e rang. Et les patrons indiens interrogés par le WEF placent les « infrastructures inadéquates » au premier rang des obstacles à la bonne marche des affaires. Les pannes de cet été ont montré ce qu'il en était dans l'électricité : le déficit de production par rapport aux besoins est de l'ordre de 10 à 20 % aux heures de pointe, ce qui entraîne des délestages quotidiens. Et ce n'est pas près de s'arranger. Alors que le charbon constitue la première source de génération d'électricité, sa production ne suit pas la demande. Le charbon importé est très coûteux et les producteurs privés, qui ont signé des contrats les obligeant à vendre l'électricité à des prix fixés voici plusieurs années, préfèrent geler leurs projets de nouvelles centrales plutôt que de produire du courant qui serait vendu à perte. « Le secteur privé est en train de se retirer, plus le temps passe, moins ils investissent », affirme un industriel français spécialiste du secteur. Et des retards considérables sont observés dans toutes les grandes infrastructures, à l'exception peut-être de la téléphonie mobile (voir encadré).

Des équipements privés

Le coût de cette situation pour l'économie est incalculable. Les pauvres souffrent des restrictions sur leur capacité à travailler (coupures imprévisibles, manque d'éclairage le soir...). Les riches s'équipent d'infrastructures privées (générateurs électriques, assainissement d'eau domestique), mais à grands frais. De même, les grands industriels montent des centrales électriques captives, les autres se dotent de générateurs Diesel. Ce qui fonctionne dans une certaine mesure mais à un coût très élevé. Selon Standard & Poor's, les pannes de cet été « ont eu peu d'impact sur l'industrie », en raison du recours à des moyens internes de production d'énergie, mais cela « réduit la compétitivité des entreprises indiennes et dissuade les entreprises étrangères d'investir ».

Pas étonnant, donc, que les infrastructures figurent en tête des priorités du pays. En témoigne le XII e Plan en cours d'élaboration. Ce plan quinquennal qui va d'avril 2012 à mars 2017 (le plan court déjà mais ne sera finalisé que fin 2012) ambitionne dans ses travaux préparatoires de réaliser pour 1.000 milliards de dollars d'investissements dans les infrastructures. Un montant colossal (775 milliards d'euros), double de l'objectif du XI e Plan et propre à frapper les imaginations. Mais le chiffre finalement retenu sera sans doute nettement inférieur, estime Vinayak Chatterjee, PDG de Feedback Infra, consultant spécialisé dans ce domaine : « L'objectif final tombera à 800 milliards de dollars (620 milliards d'euros) en raison du ralentissement de la croissance en Inde et de la chute de la roupie par rapport au dollar. » Même ainsi rabotées, les ambitions demeurent énormes et la question de leur concrétisation est posée. Elle supposera de résoudre un certain nombre de problèmes communs à l'ensemble des infrastructures, au-delà des difficultés propres à chaque secteur.

Le morcellement du foncier

Idem...

Le casse-tête numéro un, de l'avis des spécialistes, est celui des achats de terres. Tout projet en Inde qui demande l'acquisition de vastes terrains se heurte à des difficultés aiguës : très grand nombre de propriétaires dans un pays où le foncier est morcelé à l'extrême, absence de cadastre, opposition des populations locales. Les paysans n'acceptent plus de se laisser déposséder de leurs terres, leur unique moyen de subsistance, pour des indemnisations dérisoires. Du coup, les projets s'enlisent dans des conflits et des procédures interminables. Une étude réalisée par Ernst & Young et l'organisation patronale Ficci estime que 70 % des projets autoroutiers se heurtent à des retards considérables dans les achats de terres. Alors que l'agence publique des autoroutes a l'obligation de livrer au concessionnaire 80 % des terrains avant le début des travaux, elle en est « bien souvent incapable », note le rapport. Une loi réformant les achats de terres en améliorant les indemnisations est prévue mais n'a pas débouché à ce jour.

Deuxième grand problème : les feux verts environnementaux. Là aussi, les partisans de la protection d'un environnement de plus en plus menacé et ceux de la construction d'infrastructures indispensables se heurtent de front, et la complexité des procédures fait que des agréments sont donnés avant d'être retirés, modifiés et annulés. « Dans l'hydroélectricité, je vois des projets bloqués depuis deux ans », se plaint un professionnel. Au fil des années, raconte Vinayak Chatterjee, « des couches de procédures se sont empilées au niveau national, à celui des Etats et à celui des collectivités locales. Il faudrait une remise à plat intégrale. »

Inefficacité administrative

Plus généralement, la bureaucratie est dénoncée par tous les acteurs du secteur. Soixante-cinq feux verts différents sont nécessaires pour ouvrir une centrale thermique et la notion de guichet unique est inconnue. Le rapport E & Y Ficci explique que pour les partenariats public-privé pour la construction d'un port, il faut prévoir « environ cinq ans pour obtenir toutes les approbations » avant de commencer les travaux. Autre conséquence de l'inefficacité administrative : « il y a actuellement plus de 20 milliards d'euros d'appels d'offres prêts à être lancés mais qui ne le sont pas pour des raisons comme des changements de ministres ou de bureaucrates », souligne Sunand Sharma, président pour l'Inde du groupe Alstom.

« Il y a plus de 20 milliards d’euros d’appels d’offres prêts à être lancés mais qui ne le sont pas pour des raisons comme des changements de ministres ou de bureaucrates. »
SUNAND SHARMA PRÉSIDENT POUR L’INDE DU GROUPE ALSTOM

Les riches Indiens s'équipent de générateurs de ce genre

Pour améliorer la situation, l'industrie indienne formule des propositions. « Nous avons suggéré au Premier ministre que les pouvoirs publics créent un véhicule ad hoc pour porter un projet d'infrastructure et se chargent d'obtenir toutes les autorisations. Une fois cela fait, les groupes privés feraient des offres pour cette structure », explique Vinayak Chatterjee qui représente la Confederation of Indian Industry pour les infrastructures. Un gros effort est également nécessaire, soulignent les professionnels, pour perfectionner les procédures des PPP, ces partenariats public-privé qui sont désormais en charge de l'essentiel des projets.

Une autre question majeure pour la concrétisation des 800 ou 1.000 milliards de dollars de nouvelles infrastructures est celle des financements. Le gouvernement veut que le secteur privé fournisse la moitié de la somme, ce qui ne va pas de soi : les banques indiennes sont déjà trop exposées au secteur. La seule solution, note un banquier européen en Inde, « ce serait que l'Inde développe ses marchés financiers, ses compagnies d'assurances et des fonds de pension, qui pourraient investir à long terme. Mais les réformes annoncées depuis des années n'avancent pas. Si bien que les ‘‘financements privés'' risquent de se ramener aux prêts des banques nationalisées, accordés sur ordre du gouvernement ! ».

Dernier point d'interrogation : l'insuffisance de capacité industrielle. Le nombre de grands groupes indiens capables de réaliser les équipements envisagés « est faible, souligne Ernst & Young, et ils ont déjà engrangé plusieurs projets ce qui limite leur capacité à en obtenir d'autres ». Ce déficit devrait logiquement être comblé par des professionnels étrangers des infrastructures, mais ces derniers font preuve pour le moment d'une grande prudence vis-à-vis du marché indien, note l'étude.

Conscient du caractère vital des infrastructures pour le développement du pays, le gouvernement multiplie les annonces sur l'amélioration des procédures et l'accélération des investissements. Mais la tâche est immense. « Les 1.000 milliards du XIIe Plan ? On fera les comptes la cinquième année ! », ricane, sceptique, un professionnel français, tout en ajoutant : « Il faut garder espoir, les difficultés de l'Inde ne vont pas se résoudre vite mais s'ils veulent rebondir, ils auront besoin d'infrastructures. » Un message d'espoir, c'est justement ce que veut donner Vinayak Chatterjee. Si la situation actuelle est chaotique, estime-t-il, c'est parce que « un ordre nouveau est en train d'émerger : les historiens regarderont la période actuelle comme celle qui aura permis l'avènement d'une nouvelle organisation assurant le développement de l'Inde pour les cent ans à venir ! ».

PATRICK DE JACQUELOT, À NEW DELHI

Encadré

De nombreux projets au point mort


Sur les 564 principaux projets d'infrastructures en cours, un quart est dans les délais, 42 % sont en retard et 31 % n'ont pas de date d'achèvement programmée.

• Dans les chemins de fer, 1.750 km de lignes ont été édifiées de 2006 à 2011 contre 14.000 en Chine (dont de nombreuses lignes de TGV, inexistantes en Inde).

• Les routes nationales, qui accueillent 40 % du trafic routier, ne représentent que 1,7 % du réseau indien. Un quart seulement est à quatre voies.

Le projet d'autoroutes reliant les quatre principales villes du pays a neuf ans de retard.

Alors que l'objectif de construction d'autoroutes est de 20 km par jour, le chiffre réel est passé de 13,72 km par jour en 2009-2010, à 10,39 en 2011-2012.

• Sur les 276 projets de développement des capacités des principaux ports, 50 seulement ont été achevés.

• 0,8 GW de capacité de production d'électricité nucléaire a été réalisé entre 2007 et 2012, contre 3,16 GW programmés.

Sources : Rapport « Accelerating implementation of infrastructure projects », Ernst & Young, Ficci ; divers

 

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