Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact

Les distributeurs étrangers, nouveaux « démons » de l’Inde

 

Thèmes: Business - Société

Les Echos, 22 novembre 2012

CONCURRENCE // L’ouverture de la distribution aux enseignes internationales suscite de violentes réactions dans le pays. Et risque de perturber la session parlementaire qui s’ouvre aujourd’hui.

Patrick de Jacquelot
—Correspondant à New Delhi

Voir le diaporama associé

C’est une grande tradition en Inde : le jour de Dussehra, anniversaire de la victoire remportée par Rama sur le démon Ravana, on brûle solennellement de grandes effigies de ce dernier. Cette fête qui célèbre la victoire du bien sur le mal a une portée universelle, et il n’est pas rare que la représentation du démon soit « actualisée » afin de figurer un mal contemporain. Les années passées, on a vu partir en fumée des Ravana symbolisant la pollution ou la corruption. Le mois dernier, c’est une forme du mal un peu inattendue qui a été représentée dans différents lieux du pays : les investissements étrangers dans la grande distribution...

Dans la ville d’Indore, par exemple, le démon s’incarnait sous la forme d’un gigantesque officier de la Compagnie anglaise des Indes orientales, dont le chapeau s’ornait des initiales FDI (« Foreign Direct Investment » ou investissements directs étrangers, IDE). On imagine la joie avec laquelle les petits commerçants de la ville ont mis le feu à cet épouvantail qui liait habilement le démon antédiluvien, l’ex-puissance coloniale accusée d’avoir pillé l’Inde au profit de ses intérêts commerciaux et l’arrivée imminente des grands distributeurs internationaux.

On en est là en Inde : l’idée que des groupes comme Wal-Mart, Tesco, Carrefour et autres puissent opérer ici apparaît à une partie de la population comme le mal absolu. Et il ne s’agit pas seulement de réactions épidermiques de petits commerçants affolés : l’annonce en septembre dernier par le gouvernement de sa décision d’autoriser les grands distributeurs étrangers a amené un parti clef, celui de Mamata Banerjee, la volcanique Premier ministre du Bengale-Occidental, à se retirer de la coalition au pouvoir à New Delhi. Le gouvernement ne tient plus que grâce au soutien extérieur de partis qui sont eux-mêmes hostiles aux IDE dans la distribution.

« Néo-impérialisme »

Les marchés : tradition, tradition

A première vue, pourtant, l’initiative ne semble pas si extraordinaire. La grande distribution existe déjà en Inde depuis longtemps. Des groupes de premier plan comme Reliance Industries ou Bharti Airtel ont créé des chaînes d’hypers et de supermarchés, parfois avec le soutien logistique de partenaires étrangers. Les deux premiers acteurs mondiaux, l’américain Wal-Mart et le français Carrefour, ont des magasins de gros, domaine qui leur est ouvert depuis des années. En outre, les pouvoirs publics ont multiplié les restrictions à l’arrivée des étrangers : ils ne pourront détenir plus de 51 % des opérations en Inde, ne pourront ouvrir que dans les Etats qui le voudront bien – une majorité d’entre eux y est hostile  - et dans les villes de plus d’un million d’habitants, devront investir au moins 100 millions de dollars, dont la moitié dans les infrastructures, et se fournir à 30 % auprès de PME indiennes.

Tout cela ne calme pas les opposants, et en premier lieu les petits commerçants. Au nombre d’environ 15 millions, selon le consultant Technopak, les commerces traditionnels avec leurs échoppes souvent minuscules sont omniprésents dans les rues indiennes : d’après la même étude, ils assurent 93 % de la distribution dans le pays, contre 7 % pour la distribution organisée de façon moderne. Leur caractère « informel » rend difficiles des évaluations précises, mais le secteur fait vivre plusieurs dizaines de millions de personnes. Depuis les annonces de septembre, leur syndicat Confederation of All India Traders (CAIT) se déchaîne. Organisation des « Ravana FDI », manifestations et communiqués quasi quotidiens martèlent le message : les IDE dans la distribution sont une « conspiration du néo-impérialisme et une menace sur l’économie indienne. Comme la Compagnie des Indes, les entreprises étrangères veulent exploiter le marché indien, y déverser des produits bon marché, nous dicter nos choix de nourriture, contrôler notre sécurité alimentaire »... Ce que vont faire les groupes étrangers, affirme Praveen Khandelwal, secrétaire général de la CAIT, c’est « commencer par casser les prix pour éliminer toute concurrence, et ensuite imposer les tarifs » qu’ils veulent. Car leur credo c’est « acheter bon marché et vendre le plus cher possible ».

Ni gros fournisseur, ni gros acheteur

Les commerçants et les nombreux intermédiaires de la chaîne d’approvisionnement sont relayés par la sphère politique : les commerçants sont influents auprès des électeurs et les intermédiaires sont souvent de puissants personnages, liés aux politiciens locaux. Les partis de gauche dénoncent une offensive du grand capital international, tandis que le parti de droite hindouiste BJP, principale force d’opposition et jadis favorable aux IDE, a juré de les empêcher. Quant aux partis populistes, ils se déchaînent. Mamata Banerjee a lancé lors d’un meeting au Bengale que les groupes étrangers « vont totalement détruire notre pays. Ils vont occuper vos terres, en ne vous laissant rien. Il ne restera ni terre agricole, ni récolte, ni boutique ».

Dans ce contexte, le gouvernement et le Parti du Congrès ont du mal à faire entendre la voix de la réforme. Les arguments en faveur d’une modernisation de la distribution ne manquent pourtant pas. Comme l’explique Harsh Bahadur, aujourd’hui consultant indépendant après avoir dirigé les opérations en Inde de l’allemand Metro et du britannique Tesco, l’organisation actuelle « fonctionnait bien dans une économie de pénurie, où il y avait peu de biens disponibles. Mais çà ne peut pas marcher dans une économie ou il y a de plus en plus de produits et où les gens attendent beaucoup plus... On ne peut mettre de nouveaux produits sur les étagères, parce qu’il n’y a pas d’étagère ! »

Même dans les grosses épiceries des quartiers riches de la capitale, l’approvisionnement est erratique : le beurre peut manquer trois jours de suite. Le réflexe du consommateur tombant sur les biscuits qu’il aime est d’acheter plusieurs paquets, ne pouvant être sûr d’en trouver à son prochain passage. Les produits avec une date de péremption dépassée ne sont pas rares sur les étals.

Le problème de la chaîne d’approvisionnement actuelle, c’est qu’elle est « complètement fragmentée, observe K. Radhakrishnan, président de Future Fresh, la filiale de produits frais du leader indien de la distribution Future Group. Il n’y a ni gros fournisseur ni gros acheteur ». Dans les produits agricoles, les intervenants s’empilent, décrit Harsh Bahadur. Le fermier – qui a, en moyenne, une exploitation de 2 hectares – vend à un agent local, qui revend au marché de gros de la ville voisine. De là, la production part au marché de gros d’une grande ville, où elle est achetée par un grossiste local qui fournit les petits commerçants... Bref, cinq intermédiaires au moins s’interposent entre l’agriculteur et le consommateur. Avec un coût élevé : « Le fermier près de Nagpur touche 7 roupies pour 1 kilo d’oranges, qui se vend 90 à 120 roupies dans les boutiques de Delhi », affirme K. Radhakrishnan.

La distribution moderne pourrait réduire le nombre de ces intermédiaires et améliorer au passage un autre problème, celui des pertes. Personne n’est d’accord sur le pourcentage des produits agricoles qui sont gâchés : le gouvernement parle de 30 à 40 %, la CAIT affirme que c’est nettement moins. Selon un praticien comme Harsh Bahadur, les pertes sur des produits fragiles comme les tomates sont de 40 à 45 %, tandis qu’elles s’élèvent à 17 ou 20 % sur les pommes de terre. Le gouvernement compte donc beaucoup sur les grands distributeurs étrangers pour bâtir une chaîne logistique moderne, qui contribuera à limiter un peu les dégâts.

Dix ans à perte

Démoniaque ?

Tout cela devrait en principe bénéficier aux agriculteurs. « Les fermiers qui me vendent directement économisent plein de coûts de manipulation et de pertes, ainsi que les commissions aux agents », affirme le patron de Future Fresh. De son côté, Ajay Jakhar, président du Forum des fermiers indiens, ne demande pas mieux que de vendre aux grands distributeurs : peu importe qu’ils soient indiens ou étrangers, lance-t-il, « ce que nous voulons c’est garder une part plus importante du prix de vente final de nos produits ». Pour cela, son organisation demande au gouvernement d’imposer à toute la grande distribution « d’acheter 75 % de ses approvisionnements directement » aux agriculteurs.

Le paradoxe de la violence des sentiments anti-IDE dans la distribution, c’est que la plupart des experts pensent que cette initiative n’aura un impact que très lent. D’abord parce que les freins à l’implantation rapide des étrangers sont énormes : terrains hors de prix dans les grandes villes, nécessité de bâtir les chaînes d’approvisionnement, structures de coûts plus élevées que pour les petites échoppes – « le commerce informel peut payer un vendeur 3.000 roupies par mois (45 euros, NDLR), un magasin moderne ne peut pas payer moins de 6.000 à 7.000 roupies », explique Harsh Bahadur. Les petites épiceries (« kiranas ») ont en outre de forts atouts pour résister : proximité du client, capacité à donner exactement la quantité demandée si petite soit-elle, livraison à domicile, crédit... Les distributeurs étrangers vont perdre beaucoup d’argent pendant dix ans pour s’implanter, estiment les experts. Surtout, les petits commerçants devraient bénéficier d’une protection majeure : la croissance de l’économie indienne. Selon Technopak, d’ici à 2021, les parts de marché des deux types de distribution, traditionnelle et moderne, passeront d’un rapport actuel de 93-7 % à 80-20 %. Mais cela n’empêchera pas les petits commerces de voir leur chiffre d’affaires global progresser dans le même temps de 342 à 509 milliards d’euros et de continuer à recruter. Le gâteau devenant de plus en plus gros, autrement dit, les deux secteurs pourront se développer côte à côte.

La rationalité économique aura sans doute peu de place dans les débats du Parlement, qui entame aujourd’hui sa session d’hiver. Même si l’ouverture de la grande distribution aux IDE n’est pas du ressort d’une loi, les opposants vont tout faire pour obtenir le vote d’une motion dénonçant cette initiative. S’ils réussissent, le gouvernement aura bien du mal à pousser son projet...

Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact