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Ratan Tata, la retraite d'une icône

 

Thèmes: Business

Les Echos, 21 décembre 2012

SAGA // Le patriarche indien quitte la présidence de Tata Sons le 28 décembre. En vingt et un ans, il a fait de son groupe familial le premier conglomérat global issu d'un pays du Sud.

Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi

Avec le départ à la retraite, le 28 décembre, de Ratan Tata, le président de Tata Sons, holding de tête du conglomérat Tata, l'Inde perd le plus emblématique de ses patrons. Car on peut accumuler les superlatifs pour distinguer le groupe de ses concurrents : c'est le plus ancien (fondé en 1868), le plus gros (avec des activités allant de l'informatique à l'hôtellerie en passant par l'automobile ou la distribution), le plus international, et aussi celui qui a la meilleure réputation en termes de probité et de contribution à la société indienne. Et tout cela, Ratan Tata en est devenu l'incarnation depuis son arrivée à la tête de l'empire en 1991.

C'est peu dire que Ratan Tata est une célébrité ici. La haute silhouette de ce célibataire endurci est familière de tous les Indiens. L'élégance de ce septuagénaire plein d'allant est discrète, à l'image de sa personnalité réservée. C'est qu'il ne faudrait pas confondre ce descendant d'une dynastie industrielle vieille de 150 ans avec les milliardaires nouveaux riches qui étalent leurs résidences ahurissantes, leurs yachts et leur mauvais goût. Paradoxe dans un pays où tout le monde affiche sa richesse : on se félicite, au sein du groupe, que Ratan Tata n'apparaisse dans aucun classement des grandes fortunes indiennes, la famille ne possédant plus qu'une fraction du capital de l'empire qui porte son nom.

Un groupe plus cohérent

Si les hommages sont prêts à déferler au moment où Ratan, ayant atteint la limite d'âge de 75 ans, abandonnera la direction de la nébuleuse, c'est parce qu'il a de solides succès à son actif. Le premier : avoir réussi à structurer un véritable groupe. Quand Ratan Tata est nommé à la présidence du conglomérat, celui-ci est une organisation assez lâche. Tata Sons ne détient alors parfois que de très faibles participations dans les sociétés du groupe, dont les patrons estiment ne pas avoir de comptes à rendre. La première tâche de Ratan est donc de renforcer le holding dans ses filiales, d'imposer une discipline et de développer une culture de groupe : même si les activités très variées du conglomérat conservent une large autonomie, des mécanismes ont été mis en place pour favoriser les échanges d'hommes et d'idées, organiser les flux financiers, promouvoir la marque commune... Le groupe Tata a donc beaucoup plus de cohésion aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Certains critiques soulignent que Ratan Tata a eu énormément de chance : « le groupe avait une petite filiale de services informatiques, TCS, explique un observateur des entreprises indiennes. Quand la révolution de la sous-traitance informatique est arrivée, TCS est devenu leader du secteur et l'entreprise ayant la plus forte valeur du groupe, sans que Ratan y soit pour grand-chose. Et ce sont les énormes dividendes payés par TCS qui ont permis à Tata Sons de se renforcer dans ses autres filiales ». Cela dit, avoir de la chance fait partie des attributs des grands dirigeants...

Le Taj de Bombay, fleuron hôtelier du groupe Tata

Le deuxième succès de Ratan Tata est d'avoir tourné son groupe vers l'international. Considéré ici comme l'incarnation même de l'industrie indienne, Tata réalise en fait 60 % de son chiffre d'affaires hors des frontières. Ratan a été moteur en poussant les acquisitions à l'étranger, à très grande échelle. L'achat des thés Tetley, par exemple, a fait de Tata le leader mondial du secteur. Les deux opérations qui ont le plus marqué sont le rachat en 2007 du sidérurgiste Corus pour 13 milliards de dollars, et celui en 2008 de Jaguar Land Rover pour 2,3 milliards. Autant d'acquisitions de firmes britanniques qui ont imposé le nom de Tata au niveau mondial.

Quelques acquisitions malencontreuses

La communauté financière a bien reproché à Ratan Tata d'avoir acheté au plus haut, juste avant la crise financière mondiale. Le spectaculaire redressement de Jaguar Land Rover, devenu le premier contributeur aux bénéfices de Tata Motors, a permis à Ratan, passionné d'automobile, de faire taire en partie ses détracteurs. La détérioration générale de la sidérurgie, en revanche, a empêché le groupe, à ce jour, d'assainir Corus et la division Tata Steel. D'autres acquisitions se sont révélées malencontreuses. C'est le cas de l'achat en 2007 de 10 % du groupe hôtelier de luxe Orient-Express : le rapprochement souhaité par Ratan Tata avec sa branche Indian Hotels a été refusé par Orient-Express et la valeur de la participation s'est effondrée. Le groupe Tata est repassé à l'attaque en lançant en octobre dernier une offre à 1,86 milliard de dollars sur Orient-Express, qui n'a pas débouché à ce jour.

Ces opérations ont en tout cas changé la culture du groupe. D'un géant purement indien, Tata est devenu un conglomérat global présent dans plus de 80 pays avec 450.000 salariés, peut-être le meilleur exemple de vraie multinationale issue du Sud. Le groupe s'inscrit largement au premier rang des entreprises indiennes. Ses quelque cent unités opérationnelles ont réalisé un chiffre d'affaires cumulé de 100 milliards de dollars en 2011-2012 (77 milliards d'euros) et ses 31 sociétés cotées représentent une capitalisation cumulée de 67 milliards d'euros.

Un refus absolu de la corruption

Le troisième succès de Ratan est d'avoir conforté l'image et la culture du groupe. Issue de la communauté Parsi de religion zoroastrienne, la famille Tata a toujours mis en avant des considérations d'éthique et de service de la communauté. Avec des retombées concrètes : au fil du XX e siècle, la propriété du groupe est passée peu à peu aux mains de trusts charitables qui possèdent désormais les deux tiers de Tata Sons. Le plus gros des bénéfices du groupe sert donc à financer les actions de ces trusts dans les domaines sociaux et culturels, et ne va nullement à la famille qui ne détient plus que moins de 3 % du groupe. Simultanément, les Tatas, comme on dit en Inde, ont toujours affiché un refus absolu de la corruption, ce qui vaut au groupe une image de « Mr Propre » qui tranche avec celle de bien des entreprises, loin d'être irréprochables. Ratan Tata lui-même s'est fait le héraut de ces principes. Bien sûr, note un analyste, « il y a une partie de relations publiques là dedans : Tata vend des bus aux municipalités et des camions à l'armée, il est impossible de croire qu'ils ne versent jamais rien à personne. Mais il est clair qu'ils préfèrent de loin faire les choses proprement. » Si tout le monde salue ces succès de Ratan Tata, on lui reproche parfois de ne pas être un grand stratège et d'être responsable de quelques beaux loupés. Dans les télécoms, par exemple, Tata, qui s'est allié au japonais DoCoMo, ne vient qu'au sixième rang des opérateurs avec 8,6 % de part de marché, loin de son objectif d'être dans les trois leaders partout où il est. Autre échec : celui de la Nano, la « voiture la moins chère du monde ». Bien que considéré généralement comme un succès technique, l'enfant chéri de Ratan Tata se vend mal. Les spécialistes estiment que l'avoir positionnée comme une voiture bon marché rebute les consommateurs indiens, avides de prestige. Une grosse erreur marketing, surprenante pour un groupe aussi ancré dans la réalité locale.

Un successeur qui a beaucoup à prouver

La Nano, projet fétiche de Ratan Tata, ne remporte pas le succès escompté

Si le bilan n'est pas positif à 100 %, remplacer le mythique Ratan Tata va quand même être un sacré défi pour son successeur, Cyrus Mistry. Choisi en novembre 2011, celui-ci a un gros défaut et deux atouts. Son principal handicap : être le premier patron du groupe à ne pas porter le nom de Tata. Cyrus ne fait pas partie de la famille, même si un lien indirect existe : sa soeur a épousé un Tata, le demi-frère de Ratan. Deux avantages compensent ce problème : Cyrus Mistry fait partie de la petite communauté Parsi de Bombay, comme les Tata. A ce titre, il est plus à même de comprendre la culture particulière du groupe que les grands hommes et femmes d'affaires du monde entier dont la candidature a été envisagée pour ce poste. En deuxième lieu, la famille Mistry possède... 18 % de Tata Sons, à la suite d'un investissement réalisé voici quatre-vingt ans, beaucoup plus que ce qui reste aujourd'hui à la famille Tata. Cyrus va donc bénéficier d'une légitimité du capital bien plus forte que Ratan Tata lui-même. Agé de quarante-quatre ans, trente et un de moins que son prédécesseur, Cyrus a beaucoup à prouver. S'il s'est montré bon gestionnaire du groupe familial Shapoorji Pallonji, actif dans le BTP et l'immobilier, il va dorénavant opérer à une échelle toute autre. La communauté des affaires réserve pour le moment son jugement pour une bonne raison : elle le connaît peu. « Cyrus Mistry ? Je ne l'ai jamais rencontré ! », s'exclame, incrédule, le patron d'un quotidien économique indien. « Je ne le connais pas », confie un banquier de Bombay pourtant membre, lui aussi, de la communauté Parsi...

Ce qui va aider Cyrus Mistry, « c'est que la transition a été exceptionnellement bien organisée, affirme le professeur Aman Agarwal de l'Indian Institute of Finance, il lui manque encore de la maturité mais il a le temps, puisque les sociétés du groupe sont gérées par des professionnels. Et il n'a pas de problème urgent à traiter, du style d'une menace d'OPA ou d'un besoin de réorienter le groupe .» Mais le professeur souligne que la présence de la famille Mistry dans Tata Sons risque, paradoxalement, de poser des problèmes à Cyrus : « il lui faudra éviter de donner l'impression de favoriser telle ou telle compagnie du groupe Tata en fonction de ses intérêts personnels », en allouant par exemple plus de capital aux filiales dans lesquelles Tata Sons a les plus grosses participations.

Pour la plupart des observateurs, en tout cas, le nouveau patron ne pourra que pousser toujours plus le groupe sur la voie de l'internationalisation. Ratan Tata, qui jouera un rôle de « parrain », a déjà publiquement suggéré que le groupe va continuer à investir massivement à l'étranger. Non plus dans des pays développés comme la Grande-Bretagne mais plutôt vers les marchés émergents d'Afrique et d'Asie du sud. Pour Tata, la globalisation ne fait que commencer.

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