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Vijay Mallya, splendeur et décadence du « roi du bon temps »

 

Thèmes: Business

Les Echos, 11 février 2013

CONGLOMERAT // Le patron de  Kingfisher incarne plus que tout autre les rêves de prospérité de la jeunesse indienne. Edifié sur le commerce de l'alcool, son empire est menacé par la chute de sa compagnie aérienne.

Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi

Imaginez : 3 tours de 30 étages abritant environ 80 appartements de 800 m 2 chacun, réservés à des occupants multimillionnaires. En appui sur le sommet des tours reposera un « plateau » de près d'un demi-hectare, sorte de jardin suspendu sur lequel sera édifiée ce qui fait immanquablement penser à une réplique de la Maison-Blanche : une maison de 4.000 m 2 comprenant piscine et héliport, flottant dans les airs. Ce projet fou, c'est celui dont rêve Vijay Mallya, cinquante-sept ans, pour remplacer la maison familiale bâtie au coeur de Bangalore, la capitale indienne de la high-tech. Un projet à la (dé)mesure de ce personnage hors normes dont le train de vie réussit à sidérer dans ce pays où les grandes fortunes s'étalent pourtant sans retenue. Il est vrai que Mallya se fait connaître depuis des années sous le sobriquet de « King of Good Times », le « roi du bon temps ». Sauf que… le bon temps c'était hier, les ennuis c'est maintenant. Edifié sur le commerce de l'alcool, le « royaume » de Vijay Mallya est ébranlé par l'effondrement de sa compagnie aérienne, Kingfisher. Le flamboyant milliardaire va-t-il perdre son statut d'icône ?

Si un homme incarne les rêves de prospérité, la soif de consommation de la population indienne de ce début de troisième millénaire, c'est bien Vijay Mallya. Depuis une douzaine d'années, celui-ci a mis en scène méthodiquement les fantasmes de fortune les plus extravagants. Il collectionne les maisons de rêve autour de la planète, de Bangalore à Goa en passant par la Californie, l'Ecosse, le Cap ou l'île Sainte-Marguerite, en face de Cannes. Son yacht « Indian Empress » fait 95 mètres de long, il se déplace en Airbus privé. Vijay Mallya possède des centaines de chevaux de course, une équipe de cricket, une écurie de formule 1. Sa collection de voitures anciennes compte « plus de 260 véhicules dans le monde entier », proclame le site Web de la « Mallya Collection ». Après l'argent viennent les femmes : l'homme d'affaires est célèbre pour ses soirées somptueuses où il se fait photographier entouré de stars de cinéma et sort chaque année un calendrier dans la tradition Pirelli. Mallya est même en phase avec la fibre nationaliste de l'Inde émergente : il a consacré quelques millions de dollars à racheter à l'étranger des symboles nationaux comme l'épée de Tipu Sultan, héros de la lutte antibritannique au XVIII e siècle, et des reliques du Mahatma Gandhi.

Un sens exceptionnel du marketing

Mallya devant une représentation de son projet immobilier à Bangalore (photo Indiatvnews)

Rien de gratuit, si l'on ose dire, dans cet exhibitionnisme que l'on pourrait juger scandaleux dans un pays où des centaines de millions de personnes ne se nourrissent pas correctement. Pour Mallya, il s'agit d'une stratégie d'image au service de ses produits phares : la bière et l'alcool, deux secteurs où il domine le marché indien. « L'objectif de Mallya est simple : quand un consommateur boit une bière Kingfisher, il rêve qu'il accède à un petit bout de son fabuleux train de vie », note une journaliste qui observe l'homme d'affaires depuis de nombreuses années (et qui ne veut pas être citée, comme la plupart des personnes interrogées). Au début, poursuit-elle, « il s'est lancé là-dedans parce que la publicité directe pour l'alcool est interdite en Inde. Il a donc construit son image personnelle autour des notions de luxe, de style de vie glamour pour que ses boissons en profitent par association. Et petit à petit, il s'est fondu dans la "marque Mallya"». Une démarche très inspirée de celle de Richard Branson qui a bâti la marque Virgin autour de sa personnalité hors du commun, et qui s'est lui aussi lancé dans le transport aérien, la F1, etc. Le sens exceptionnel du marketing de Mallya, que lui reconnaissent ses critiques les plus véhéments, lui a réussi pendant de longues années. L'homme n'est certes pas parti de rien : il a hérité très jeune, à vingt-huit ans, à la mort de son père en 1983, du groupe de spiritueux de ce dernier, UB Group. « Quand il en a pris les rênes, c'était une compagnie pleine de cash mais très conservatrice, explique Aman Agarwal, professeur à l'Indian Institute of Finance, il a entrepris de la développer. » Sa parfaite maîtrise des circuits de distribution de l'alcool en Inde, son audace financière - le groupe a pratiqué l'endettement à grande échelle -, son entregent considérable - Mallya a même réussi à obtenir un siège à la Chambre haute du Parlement - lui ont permis de changer complètement de dimension. De moins de 3 millions de caisses par an quand il en a hérité, la production d'alcool de son groupe dépasse les 100 millions aujourd'hui.

« Ils offraient du Dom Pérignon et du pomerol en classe affaires ! »

Sa stratégie de croissance agressive a comporté de grosses acquisitions comme celle du whisky Whyte & Mackay en 2007 pour 1,2 milliard de dollars. Au total, salue la journaliste indienne, « il a réussi à transformer une petite entreprise en une affaire qui pèse des milliards de dollars », et qui est aujourd'hui leader de l'alcool avec United Spirits et de la bière avec United Breweries. Ce qui est curieux, ajoute un banquier occidental de Bombay, c'est qu' « il vaut beaucoup mieux que cette image de playboy qu'il travaille tant à se donner, il est beaucoup plus intéressant que ça, il a des fulgurances ! ». La principale « fulgurance » de Mallya, c'est sans doute d'avoir saisi très tôt l'envie de consommer de l'innombrable jeunesse indienne. Sa principale erreur aura été de croire que si l'aspiration à une vie meilleure était un puissant moteur pour les ventes d'alcool, la formule pouvait être transposée facilement à d'autres domaines.

Quand sa compagnie aérienne Kingfisher - du même nom que sa bière vedette - commence ses opérations en 2005, Vijay Mallya aborde un secteur qui fait encore plus rêver le client potentiel que la boisson. Après tout, l'immense majorité des Indiens n'a jamais pris l'avion, et accéder au transport aérien peut être perçu comme un symbole éclatant de réussite sociale. Mallya joue à fond sur ces sentiments. Dans la vidéo diffusée au début de chaque vol, le PDG en personne assure les passagers qu'ils seront traités « comme dans [sa] propre maison ». Plus concrètement, il positionne sa compagnie sur un service très haut de gamme. « C'était incroyable, souligne le responsable en Inde d'une compagnie aérienne européenne, ils offraient du Dom Pérignon et du pomerol en classe affaires ! » « Chaque fois que je le pouvais, je volais sur Kingfisher tant le service était remarquable », lance un banquier européen qui pour rien au monde n'aurait prêté à la compagnie… Car sur un marché hyperconcurrentiel extrêmement sensible aux prix, Kingfisher ne peut pas pratiquer des tarifs correspondant à ses prestations. Résultat : le succès commercial est immédiat. En 2011, la compagnie détient jusqu'à 20 % de part de marché. Mais l'échec financier est tout aussi patent : pas une seule année depuis sa création Kingfisher n'a réalisé de bénéfices. « Mettre la moitié des sièges de ses avions en classe affaires, c'était superbe, mais ce n'était pas viable économiquement ! », lance le représentant en Inde d'une autre compagnie européenne.

Dans l'aérien, un succès commercial mais un échec financier

La volonté de Mallya de voir sa compagnie croître à marche forcée l'a conduit à « commettre deux grosses erreurs, estime le professeur Agarwal, en se lançant dans les vols internationaux beaucoup trop vite et en rachetant Air Deccan », une compagnie low cost dont il a d'abord fait une filiale à bas coût de Kingfisher, avant de l'intégrer dans son service normal-haut de gamme. Au fil des années, la dérive financière est devenue insupportable. Tout au long de 2012, Kingfisher a cessé de payer les banques, les aéroports, les compagnies pétrolières, les impôts, les salariés. Une suspension provisoire des vols en octobre dernier s'est transformée en arrêt total. Fin 2012, les autorités indiennes ont retiré sa licence à Kingfisher, dont les dettes sont estimées globalement à 2,5 milliards de dollars. Cet échec retentissant, « c'est intégralement celui de Mallya lui-même, estiment l'ensemble des observateurs : il a décidé de tout pendant des années sans jamais rien comprendre au secteur de l'aérien ». Seul maître à bord, il n'a nommé un directeur général pour gérer la compagnie qu'en 2010. « Du fait de son ego, il a blâmé la crise mondiale ou le prix des carburants pour les problèmes de Kingfisher, jamais ses propres décisions », estime la journaliste indienne.

Un royaume qui vacille

Aujourd'hui, c'est l'ensemble du « royaume du bon temps » qui vacille. Mallya est en train de céder le contrôle d'United Spirits, la branche alcools de son groupe, au britannique Diageo. Son autre fleuron, la branche bières, compte déjà un partenaire important, Heineken, et le marché se demande si une évolution similaire n'est pas prévisible. La situation réelle du groupe et celle de Vijay Mallya demeurent très incertaines, tant les liens financiers entre les diverses entités sont complexes. En outre, Mallya a donné en gage de très importants pans de ses actifs et personne n'est en mesure de dire ce qu'il lui reste réellement. Certains le donnent déjà pour fini : « Son parcours est incroyable, estime un consultant français à Delhi, on dit souvent qu'une génération construit et que la suivante détruit. Lui, il aura fait les deux en une demi-génération. »

L'homme a cependant encore de la ressource. Ses deux groupes de boissons valent de l'or, ses actifs diversifiés, dans l'immobilier par exemple, sont considérables et la « marque Mallya » n'a pas - encore ? - été balayée par l'ouragan. De façon assez sidérante, un sondage effectué début janvier auprès de la jeunesse urbaine indienne l'a placé en deuxième position des hommes d'affaires les plus admirés (derrière Ratan Tata, son antithèse parfaite…). Il se trouve 1,6 million de personnes pour suivre ses pensées sur Twitter. Pas autant que les 2,8 millions de Richard Branson, mais impressionnant tout de même. Si le redécollage de Kingfisher semble très hypothétique, sauf peut-être en cas de reprise complète par une compagnie étrangère, la communauté indienne des affaires n'exclut pas un rebond du plus flamboyant de ses représentants. Peut-être Mallya pourra-t-il finalement s'installer un jour dans sa Maison-Blanche aérienne...

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