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La démographie indienne, bénédiction ou calamité ?

 

Les Echos, 4 décembre 2013

DEMOGRAPHIE // Bientôt pays le plus peuplé de la planète, l'Inde voit un immense atout dans son innombrable jeunesse. Reste quand même à l'éduquer, à la former et à lui trouver du travail…

Patrick de Jacquelot
— Correspondant à New Delhi

« Mais que faites-vous pour traiter le terrible problème de l'explosion de votre population ? » C'est un grand classique : l'Occidental qui discute de la situation du pays avec des interlocuteurs locaux en arrive rapidement à poser cette question, qui lui semble relever de l'évidence. La réponse le prend généralement au dépourvu : « De quel problème parlez-vous ? Ici, nous bénéficions d'un formidable dividende démographique, c'est une grande chance pour l'Inde ! » La foi dans le « dividende démographique », c'est-à-dire dans le fait qu'une population jeune, active et nombreuse va tirer la croissance du pays, est un des éléments fondamentaux de l'optimisme de l'Inde quant à son avenir. Non dépourvue de mérite, cette notion ne va quand même pas tout à fait de soi.

S'il y a une donnée de base incontestable s'agissant de la démographie indienne, c'est l'augmentation continuelle de la population. De 700 millions d'habitants en 1980, l'Inde est passée à plus de 1,2 milliard aujourd'hui et va continuer de croître jusqu'à un sommet de 1,65 milliard en 2065 selon l'ONU. L'Inde dépassera la Chine vers 2030 pour devenir le pays le plus peuplé de la planète, juste au moment où la population chinoise commencera à diminuer.

Pour fournir des emplois à tous ces jeunes qui arrivent sur le marché du travail, il faudra trouver un million de nouveaux emplois chaque mois pendant 10 ans.
Un fantastique défi qui renvoie à des problèmes bien identifiés : insuffisance des infrastructures, paralysie bureaucratique, sous- industrialisation du pays...


Trop nombreux ?

Cet accroissement de la population a nourri pendant longtemps un très fort « pessimisme démographique », rappelle Christophe Guilmoto, directeur de recherche au Ceped (Centre population et développement), spécialisé dans l'Asie. Voici quelques dizaines d'années, « le discours dominant était que l'Inde était victime de sa croissance démographique, que sa population augmentait trop vite et pesait sur ses médiocres performances économiques ».

Moins d'enfants et plus d'actifs

Cette perception a évolué depuis. « La situation agricole s'est améliorée, les pays d'Asie du Sud-Est ont montré que l'on pouvait avoir à la fois une baisse très rapide de la fécondité et une augmentation de la richesse », souligne le démographe. Plus récemment, l'Inde est entrée dans une phase particulière, celle où la natalité commence à diminuer tandis que de très nombreux jeunes arrivent à l'âge adulte. Résultat : il y a moins de dépendants (enfants et personnes âgées) pour chaque actif. Une situation provisoire par nature, puisque le vieillissement de la population finira par lui succéder, mais qui peut durer plusieurs dizaines d'années. Moins d'enfants, plus d'actifs, c'est ce que les économistes ont baptisé « dividende (ou bonus) démographique ». L'Inde est en plein dans cette phase, comme le montre sa pyramide des âges : « En 2009-2010, la tranche d'âge la plus nombreuse était celle des 10 à 14 ans, celle de 5 à 9 ans était moins nombreuse, celle de 0 à 4 ans encore moins », explique Denis Medvedev, chef économiste pour l'Inde de la Banque mondiale à New Delhi.

Cette phase est en théorie très positive pour le pays concerné. « Il y a plus de production par habitant puisqu'il y a plus d'actifs, détaille Christophe Guilmoto, ça relance la consommation intérieure, le taux d'épargne augmente, de même que l'investissement humain sur les enfants, avec de meilleurs soins et une meilleure éducation. » Et le coût relatif de la population non active, enfants et personnes âgées, diminue puisque réparti sur un plus grand nombre d'actifs.

Autant d'éléments qui expliquent l'optimisme de l'Inde vis-à-vis de sa population, d'autant que les jeunes y débordent souvent d'énergie et d'ambition. Sauf que… les bénéfices attendus de cette phase démographique n'ont rien de garanti. Le « Panorama économique » du ministère des Finances s'interroge : « Le dividende démographique pourrait-il se transformer en malédiction démographique comme certains le pensent ? »

Beaucoup d'enfants, peu de (bonnes) écoles

Gare de Jaipur, capitale du Rajasthan, minuit. Sur les arrières de ce noeud ferroviaire, les « enfants de la gare » dorment tant bien que mal sous l'auvent en béton d'un bâtiment abandonné. Au nombre de plusieurs dizaines, ils vivent en groupe, ayant quitté leurs familles. Le ramassage des bouteilles d'eau vides dans les trains, vendues pour être recyclées, leur permet de subsister. Violence et drogue sont le lot quotidien de ces enfants qui n'ont bien sûr pas accès à la moindre éducation. L'ONG FXB leur apporte un soutien minimal : un repas complet par jour, quelques soins de base, des rudiments d'instruction. Mais difficile de voir dans ces jeunes dépourvus de tout avenir professionnel un « bonus démographique » quelconque.

A 1.600 kilomètres plus au sud, le campus d'Infosys déroule ses gazons immaculés parsemés de bâtiments en marbre et d'installations high-tech à Mysore, au Karnataka. Là, à tout moment, 10.000 jeunes surdiplômés se forment six mois durant à l'informatique dans l'espoir d'intégrer la SSII et d'accéder ainsi à l'élite professionnelle de l'Inde moderne : là, le « dividende » joue à plein.

Bien sûr, il s'agit là de deux extrêmes. Mais les enfants dans une situation difficile, même lorsqu'elle n'est pas forcément aussi tragique que celle des enfantsde la gare de Jaipur, sont beaucoup plus nombreux que les privilégiés d'Infosys. Ce qui ne va pas manquer de perturber l'accès de l'Inde au fameux dividende.

Le poids des traditions

Pour que l'entrée dans la population active de nombreux jeunes porte ses fruits, il faut que quelques conditions soient respectées : en gros, qu'ils soient en bonne santé, raisonnablement éduqués et formés, et que des emplois les attendent. Autant de points sur lesquels l'Inde n'est pas des mieux placées, si l'on en croit l'indicateur de développement humain des Nations unies, dans lequel elle occupe une médiocre 136e place sur 187 pays recensés.

La santé ? Selon l'IDH, 63 enfants sur 1.000 naissances meurent avant l'âge de cinq ans, le chiffre comparable pour la Chine étant de 18. Un indicateur symbolique des nombreux problèmes de santé - sous-alimentation, croissance insuffisante - qui affectent les jeunes Indiens. L'éducation ? Il y a beaucoup à faire… Fin octobre, une curieuse manifestation se déroulait dans les salons d'un club élégant de New Delhi : quelques dizaines de leaders, hommes d'affaires et intellectuels, de la communauté dalit - c'est-à-dire les intouchables - lançaient une campagne en faveur de l'enseignement obligatoire de rudiments d'anglais à tous les enfants dès le premier âge. La raison ? Les intouchables voient dans la maîtrise de l'anglais la clef de leur émancipation professionnelle et de leur libération du système des castes. Or l'enseignement dispensé aux enfants, et pas seulement pour la langue anglaise, laisse beaucoup à désirer. Toujours selon l'IDH, 62,8 % seulement des Indiens de plus de quinze ans savent lire et écrire. Si tous les enfants vont à l'école au niveau du primaire, ils ne sont plus que 60 % dans le secondaire et 16,2 % dans l'enseignement supérieur. Et le niveau de l'enseignement est souvent très insuffisant. Selon l'Annual Status of Education Report 2012, 46,8 % seulement des enfants âgés de dix ans sont capables de lire un texte correspondant au niveau normal d'un enfant de sept ans.

Shashi Tharoor: « une question de sécurité nationale »

Ces lacunes se retrouvent au niveau de la formation professionnelle. Si une entreprise comme Infosys éprouve le besoin de former ses recrues pendant six mois, c'est parce qu'elle ne trouve pas de diplômés immédiatement employables. Et la situation est plus difficile encore pour les métiers de techniciens ou d'ouvriers qualifiés, mal vus par les Indiens. « C'est vrai qu'il y a une réticence des jeunes à faire de l'apprentissage », alors même que l'Inde manque de plombiers ou d'électriciens, reconnaît Shashi Tharoor, ministre du Développement des ressources humaines dans le gouvernement central. « Le travail à accomplir pour éduquer et former est colossal », poursuit le ministre, qui introduit un nouveau concept d'établissement mixant enseignement académique et formation professionnelle dans l'espoir de « récupérer » les jeunes qui quittent prématurément le système scolaire.

Reste enfin à fournir des emplois à tous ces jeunes qui arrivent sur le marché du travail, alors même qu'il y a déjà « beaucoup de formes de chômage, beaucoup de sous-emploi » dans le pays, souligne Christophe Guilmoto. Il s'agit tout simplement de « trouver un million de nouveaux emplois chaque mois pendant les dix années à venir… », précise Rajat Kathuria, directeur général du think tank économique Icrier. Un fantastique défi qui renvoie à des problèmes bien identifiés : insuffisance des infrastructures, paralysie bureaucratique, sous-industrialisation du pays…

« Si nous échouons, le danger est colossal : quand on a une vaste population de jeunes
hommes frustrés et sans emploi, cela peut déboucher sur une situation violente. »
SHASHI THAROOR ministre du Développement des RH


Dernier obstacle à une bonne utilisation du dividende démographique : la participation des femmes au monde du travail. Leur entrée massive dans la vie professionnelle a joué un rôle clef dans le développement de l'Asie du Sud-Est et de la Chine. Mais, en Inde, « leur taux d'activité est beaucoup plus bas que presque partout ailleurs », souligne le démographe du Ceped. Selon l'IDH 2013, 29 % seulement des Indiennes de plus de 15 ans travaillent, contre 67,7 % en Chine. Une particularité liée à la vision traditionnelle du rôle des femmes dans la société.

L'ampleur de ces problèmes n'empêche pas Denis Medvedev d'être optimiste pour le pays. « Le fait que l'Inde va être l'un des rares pays au monde où les jeunes représenteront une large partie de la population lui donne incontestablement un avantage par rapport aux autres », estime l'économiste de la Banque mondiale, selon qui « l'Inde va attirer naturellement les emplois puisque c'est ici que seront les opportunités ».

Il est clair néanmoins que le pays ne profitera à plein de son avantage démographique que s'il réussit « à faire coller toutes les pièces de l'énorme puzzle » de ses difficultés structurelles, explique Rajat Kathuria, qui trouverait presque une raison d'espérer dans l'ampleur des problèmes à traiter : « C'est quand il y a une crise que l'Inde se réforme », affirme-t-il.

Sentiment similaire chez Shashi Tharoor : « Nous allons avoir la plus grande force de travail de la planète. Cela nous procurera un immense avantage, mais si et seulement si nous l'éduquons et la formons comme il convient. » « Si nous réussissons, poursuit le ministre, ce sera une grande chance pour l'Inde. » Mais, « si nous échouons, le danger est colossal : quand on a une vaste population de jeunes hommes frustrés et sans emploi, cela peut déboucher sur une situation violente ». Concrétiser le dividende démographique, « ce n'est donc pas seulement un enjeu social et économique, c'est même une question de sécurité nationale ».


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