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Bhopal, une tragédie pour rien…

 

Les Echos, 25 novembre 2014

ENVIRONNEMENT // Trente ans après l'une des pires catastrophes industrielles de l'histoire, avec plus de 20.000 morts, bien peu d'enseignements en ont été tirés.

Patrick de Jacquelot
— Envoyé spécial à Bhopal

Voir le diaporama associé Bhopal en 2014, le diaporama Bhopal en 2009 et l'article A Bhopal, le désastre continue vingt-cinq ans après

Bon anniversaire ! L'été dernier, à quelques mois du trentième anniversaire de la catastrophe survenue à Bhopal, les habitants des quartiers entourant le site de l'usine d'Union Carbide, où avait eu lieu la fuite de gaz, ont enfin vu arriver de l'eau potable fournie au robinet par la ville. Un sacré progrès vu qu'ils avaient l'habitude de boire au mieux de l'eau apportée par camions-citernes, au pire l'eau de la nappe phréatique contaminée. Il ne leur aura finalement fallu attendre que trois décennies après la catastrophe et dix ans seulement après que la Cour suprême indienne a intimé l'ordre aux autorités locales, en 2004, de leur fournir de l'eau potable. En trente ans de luttes acharnées et d'espoirs déçus, les habitants de Bhopal ont appris à se réjouir quand ils obtiennent un petit quelque chose.

Bhopal, c'est un désastre qui n'en finit pas. Au-delà de quelques soubresauts judiciaires, tout se passe comme si la catastrophe continuait à se dérouler au ralenti : aucun nettoyage du site n'a été entrepris, les déchets contaminés sont toujours là, le nombre de victimes continue à croître, sans que leur soient attribués soins et indemnisations appropriés.

Dans cette ville capitale du Madhya Pradesh, un Etat du centre de l'Inde, ou du moins dans la zone entourant l'usine Union Carbide, le temps semble s'être arrêté le 2 décembre 1984. Ce jour-là, une fuite massive de gaz toxique intervient dans cette usine de pesticides. Le nuage mortel se répand dans les quartiers populaires environnants : les jours suivants, on ramasse les morts par camions entiers. Trente ans plus tard, l'usine abandonnée au lendemain de la catastrophe est restée en l'état sans que personne y touche.

Une campagne de rêve? Non, le site toujours contaminé de l'usine Union Carbide...

Au milieu de la végétation exubérante qui a envahi les 35 hectares du site se dressent tours de traitement, citernes percées et canalisations éventrées. Les carcasses des bâtiments administratifs voisinent avec celles des laboratoires, où traînent encore des bouteilles de produits chimiques. Théoriquement interdit d'accès, le site est utilisé pour faire paître des chèvres et sert de terrain de jeux aux enfants des bidonvilles.

Quelques centaines de mètres au-delà du périmètre de l'usine s'étend l'autre site Union Carbide, celui où a eu lieu la « deuxième catastrophe » : une vaste surface composée d'un étang et de zones humides. C'est là que le groupe chimique entreposait à l'air libre ses déchets contaminés, bien avant l'accident de 1984. Là encore, tout est resté en l'état. Si la fuite de gaz n'a duré que quelques heures, la contamination de la nappe phréatique par les résidus chimiques entreposés ici dure depuis plus de trente ans. Ce qui n'empêche nullement les habitants d'y mener brouter leurs buffles. Mieux encore, Vinod, la trentaine, brandit fièrement un petit poisson pêché dans l'étang : il sait que l'eau est contaminée, mais il y pêche pour sa consommation et vend des poissons au marché. Les activistes locaux sont formels : l'eau est sévèrement polluée, avec notamment des métaux lourds.

Il n'y a pas que le paysage qui s'est figé fin 1984. Pour les gens concernés, la vie s'est arrêtée. Chand Khan, jeune homme à l'époque, ne peut oublier les trajets en camion pour aller jeter à la rivière des piles de cadavres, sur ordre de la police. Ses parents sont morts dans la catastrophe et il a perdu trois de ses enfants durant les quatre années suivantes. Comme de très nombreux survivants, il souffre de difficultés respiratoires, troubles de la vue, etc.

Indemnisations dérisoires

...où les vestiges des installations rouillent au milieu de la végétation folle

Après les victimes directes de la catastrophe, leurs enfants nés par la suite et maintenant leurs petits-enfants, des familles entières sont affectées. Dans sa maison du « slum » J. P. Nagar, face à l'usine, Nu Jahma, cinquante ans, explique que, depuis le 2 décembre 1984, elle ne peut quasiment rien faire à part s'occuper de son fils Afroz. Ce dernier, trente-deux ans, a de graves problèmes de reins, de maux de tête, de troubles de mémoire. Il est incapable de travailler, tout comme sa mère. « Sur les neuf personnes de la famille, deux seulement travaillent », précise-t-elle, ajoutant que « chaque visite à l'hôpital privé pour Afroz coûte 600 roupies [7,70 euros]. Nous n'avons pas l'argent ». L'idée que, trente ans plus tard, il vaudrait mieux tourner la page la fait bondir : « Je n'ai rien vers où aller de l'avant ! » Difficile d'évaluer le nombre des victimes des deux sinistres, le gaz et l'eau. Selon Amnesty International, le nombre de morts peut être estimé à 22.000, tandis que 570.000 personnes souffriraient d'infirmités et de séquelles variées. Les problèmes de santé sont plus actuels que jamais : « Toute personne vivant ici et buvant l'eau voit son immunité diminuer, développe des problèmes de métabolisme », explique le docteur Tapasya, gynécologue à la clinique du Sambhavna Trust créée pour s'occuper des victimes. Les promesses de soins gratuits formulées par les pouvoirs publics ne se sont pas vraiment concrétisées, tandis que les indemnisations ont été dérisoires : les 100.000 roupies (1.300 euros) prévues pour un décès et 25.000 roupies (325 euros) pour les malades n'ont souvent pas été payées, ou alors amputées de prélèvements et pots-de-vin. Interrogés sur le site de crémation de Bhopal, où tant de victimes ont été incinérées après le 2 décembre, plusieurs rescapés formulent trois voeux : « une compensation convenable, des soins appropriés, la punition des coupables ».

Nu Jahma et son fils Afroz

Côté punition, les choses n'ont guère avancé non plus. La responsabilité des dirigeants de l'époque d'Union Carbide ne fait de doute pour personne à Bhopal. Le docteur Satpathy, médecin légiste de la ville au début des années 1980, raconte comment le médecin chef d'Union Carbide avait refusé de donner toute information sur la composition du gaz susceptible d'aider à soigner les victimes. Au-delà, c'est l'imbroglio juridique le plus complet. Ucil, la filiale indienne d'Union Carbide qui opérait l'usine, a ensuite été vendue à un groupe indien et rebaptisée « Eveready ». Union Carbide lui-même a été racheté en 2001 par le groupe américain Dow Chemical. Le terrain et l'usine appartiennent désormais au gouvernement du Madhya Pradesh. Du coup, tout le monde se renvoie la balle devant les tribunaux saisis tant en Inde qu'aux Etats-Unis. Dow Chemical, en particulier, refuse toute responsabilité dans un drame survenu bien avant qu'il ne prenne le contrôle d'Union Carbide, d'autant qu'un accord censé être définitif a été signé en 1989 entre le gouvernement indien et UC : en échange d'un versement de 470 millions de dollars par ce dernier, toutes les poursuites devaient être abandonnées.

Dans la pratique, rien n'est réglé. Plusieurs procédures judiciaires sont en cours. Le gouvernement de Delhi demande notamment à la Cour suprême de remettre en cause l'accord de 1989 pour obtenir de tous les groupes concernés des indemnités très supérieures : 1,2 milliard de dollars et peut-être beaucoup plus. A la demande des activistes, le gouvernement indien a accepté à la mi-novembre de revoir fortement à la hausse les estimations du nombre de victimes et donc des indemnisations. Selon Rachna Dhingra, coordinatrice du Bhopal Group for Information and Action, c'est plus de 8 milliards de dollars que devraient payer les entreprises.

Passivité des autorités locales

Extrêmement actives à l'encontre de ces dernières, les associations et ONG semblent moins revendicatives vis-à-vis du gouvernement du Madhya Pradesh et de celui de New Delhi, en dépit de leur passivité totale pour le nettoyage du site. En 2005, pourtant, la Haute Cour du Madhya Pradesh a sommé le gouvernement de commencer immédiatement (c'est-à-dire vingt et un ans après la catastrophe) à traiter les déchets toxiques, indépendamment de la détermination des responsabilités (les entreprises reconnues responsables pouvant toujours se voir adresser la facture par la suite). Un raisonnement de bon sens qui ne rencontre curieusement guère d'écho à Bhopal. T. R. Chouhan, qui travaillait pour Union Carbide en 1984 et fait partie aujourd'hui du département de l'Industrie de l'Etat du Madhya Pradesh, consacre les deux heures que dure la visite du site à la dénonciation de la passivité d'Union Carbide et de Dow Chemical, mais ne semble pas imaginer une seconde que son employeur actuel puisse se charger du travail…

Pour les associations, faire condamner les groupes industriels est un objectif majeur, plus que faire reconnaître la part de responsabilité des autorités indiennes (même si Amnesty, par exemple, affirme viser tout autant ces dernières que les entreprises). Quant à la population locale, sa relative passivité vis-à-vis des pouvoirs publics tient au fait qu'elle les estime « complètement incapables de prendre en charge le nettoyage du site, qui requiert des compétences spécifiques », affirme Usha Ramanathan, juriste indépendante, qui a beaucoup travaillé sur Bhopal.

Théoriquement interdit d’accès, le site est utilisé pour faire paître des chèvres et sert de terrain de jeux
aux enfants des bidonvilles.


Quelques rescapés évoquent leurs souvenirs dans les jardins du centre de crémation de Bhopal

Plus généralement, le drame de 1984 a certes suscité quelques réactions positives de la société indienne. D'une certaine façon, « la catastrophe est à l'origine de toute notre législation sur l'environnement », analyse M. Rajshekhar, spécialiste du domaine au quotidien « The Economic Times ». Plusieurs textes sur les activités industrielles dangereuses ont été introduits, la responsabilité en cas d'accident a été étendue aux dirigeants d'un groupe, pas seulement à ceux du site concerné. Un « effet Bhopal » s'est même fait sentir dans le vote en 2010 par le Parlement indien d'une loi sur la responsabilité civile des fournisseurs d'équipement pour les centrales nucléaires. Contrairement aux normes internationales, leur responsabilité peut être engagée de façon illimitée en cas d'accident. Une disposition très stricte adoptée à la suite de l'engagement actif d'élus du Madhya Pradesh soucieux d'éviter un « Bhopal nucléaire ». Mais cette exigence a un effet inattendu : la loi est jugée tellement sévère par les fournisseurs que pas un seul contrat de centrale nucléaire n'a pu être signé depuis son adoption…

Globalement, la prise de conscience des dangers environnementaux par la population indienne demeure malgré tout très faible. « La mémoire collective est incroyablement courte, déplore Usha Ramanathan. Les gens ne réagissent qu'à ce qui les touche directement. » A Bhopal, le docteur Satpathy a longtemps espéré que la catastrophe servirait à construire « un plan d'action détaillé ». Il n'y croit plus : « Si le même désastre se reproduisait aujourd'hui, nous aurions tout à réapprendre à partir de zéro. » Et l'un des rescapés du centre de crémation de conclure : « Nous n'avons rien appris, ni le pays dans son ensemble, ni les hommes politiques, ni nous-mêmes. »

 


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