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LIVRES D'ASIE

Les vaisseaux frères de Tahmima Anam, en quête(s) d’identité au Bangladesh


Asialyst, 2 février 2018

Ce superbe roman de Tahmima Anam explore la difficulté d’être soi dans un pays, le Bangladesh, « que tout le monde veut fuir ».

Patrick de Jacquelot

S’il y avait un concours des pays les plus méconnus de la planète, le Bangladesh aurait de bonnes chances de l’emporter. Il a beau se classer au huitième rang des États les plus peuplés, avec 160 millions d’habitants, on s’y intéresse infiniment moins qu’à ses voisins, l’Inde, évidemment encore bien plus peuplée, ou la Birmanie, pourtant de taille nettement plus modeste. Cette nation nichée au fond du Golfe du Bengale ne fait parler d’elle, en fait, que dans des contextes de catastrophes : quand l’effondrement d’un immeuble de Dhaka, la capitale, provoque une hécatombe chez les ouvriers qui fabriquent les vêtements des Occidentaux ; ou quand les études sur le réchauffement climatique montrent que ce pays sera l’un des plus durement affectés par la montée des eaux. Pour le reste… Que sait-on de la vie quotidienne au Bangladesh ou de sa culture ?

Autant dire que les rares parutions d’œuvres littéraires bangladaises suscitent curiosité et intérêt. Et d’autant plus quand il s’agit, avec Les vaisseaux frères, d’un roman aussi poignant que virtuose, mêlant inextricablement destins individuels et fresque à l’échelle du pays.

L'écrivaine bangladaise Tamima Anam (Copyright : Zahedul I. Khan) 

L’auteure Tahmima Anam n’en est pas à son coup d’essai. Ses deux premiers romans, Une vie de choix (J’ai lu) et Un bon musulman (Actes Sud), avaient été fort remarqués et lui ont donné un statut d’écrivain à suivre de près en Grande-Bretagne où elle réside. Son troisième, Les vaisseaux frères, est un ouvrage complexe. Il s’agit du récit fait par elle-même de la vie de Zubaïda, jeune femme de la bonne société du Bangladesh, et de sa quête éperdue d’identité. Paléontologue à Harvard, elle part au début du roman en mission au Pakistan, à la recherche des restes de l’Ambulocetus, une baleine vieille de cinquante millions d’années. Une mission qui tourne court du fait de la violence des affrontements locaux entre l’armée et les groupes tribaux (mais pouvait-elle attendre autre chose de la part d’un pays, le Pakistan, qui avait martyrisé le Bangladesh lors de la guerre d’indépendance de ce dernier, en 1971 ?).

Plutôt que de retourner aux Etats-Unis, la jeune femme décide de rentrer à Dhaka où elle épouse Rachid, son amour de jeunesse et fiancé de longue date. Le mariage n’est pas heureux. D’une part parce que, juste avant de partir au Pakistan, elle est tombée folle amoureuse d’Elijah, un musicien américain de Boston, et d’autre part parce qu’elle ne réussit pas à surmonter un choc : la révélation tardive du fait qu’elle est une enfant adoptée et que personne dans sa famille ne veut lui en parler.

Pour prendre du recul, Zubaïda s’enfuit à Chittagong, la grande ville portuaire du pays, où elle aide une ONG à enquêter sur les conditions de vie des ouvriers travaillant à la démolition des bateaux. Une plongée dans un univers inconnu et terrifiant qui l’amène à croiser le chemin d’un ouvrier avec lequel elle se découvre un lien aussi étroit que bouleversant : cet homme, Anwar, recherche désespérément Megna, son grand amour, qui n’est autre que la sœur jumelle de Zubaïda, sœur jumelle dont elle découvre simultanément l’existence et le décès.

Au fil de ces péripéties, Tahmima Anam brosse un portrait fascinant de la société bangladaise. La classe dirigeante, d’abord, à laquelle appartient son héroïne, issue de la guerre contre le Pakistan, enrichie grâce au boom de l’industrie textile. Une classe qui déplore le sous-développement du pays et va en conséquence faire ses courses à Singapour ou à New York, et qui mêle souvent pratique de l’islam, universelle au Bangladesh, et mode de vie très occidentalisé. Les parents de Zubaïda en fournissent un savoureux exemple : combattants pendant la guerre d’indépendance, révolutionnaires convaincus dans leur jeunesse, ils se sont lancés ensuite dans la confection textile comme tout le monde mais en traitant correctement leurs ouvriers. Si bien que « le succès vint quand les importateurs occidentaux de vêtements apprirent que l’usine de mon père était l’une des rares à verser des salaires décents et à ne pas employer d’enfants. Ils apposèrent le label « Commerce équitable » sur ses vêtements et les vendirent dans les grands magasins et les boutiques, avec une étiquette de prix en papier kraft froissé. » De quoi assurer la fortune de la famille.

A l’autre extrémité de l’échelle sociale, le roman livre un quasi reportage hallucinant sur l’univers des chantiers de démolition des navires de commerce, que des paysans ruinés et sans aucune qualification désossent dans des conditions épouvantables pour des salaires de subsistance. Le récit du parcours d’Anwar donne aussi un aperçu saisissant de l’exploitation dont sont victimes les travailleurs d’Asie du Sud (Bangladesh, Inde, etc.) dans les chantiers de construction des pays du Golfe persique. A ce gouffre social s’ajoutent les tensions liées à la montée d’un islam de plus en plus militant, et l’omniprésence des souvenirs liés à la guerre d’indépendance, qui ne se laisse jamais oublier.

Dans cet environnement complexe, Zubaïda est ballottée, incapable de choisir. Rester au Bangladesh n’a rien d’évident : à son amant américain, elle évoque ce « sentiment de venir d’un pays que tu voudrais pouvoir haïr mais que tu es forcé d’aimer. Peux-tu savoir ce que c’est que de venir d’un endroit que tout le monde veut fuir ? » Choisir entre sa famille, qui l’adore, et la solitude, accompagnée de liberté, dans un pays lointain est un autre dilemme cornélien. La jeune femme se révèle tout aussi incapable de trancher entre les deux hommes de sa vie, Rachid et Elijah. Ayant le sentiment de n’être à sa place nulle part, elle est hantée par l’image de cette sœur jumelle qui a connu une vie misérable et terrible qui aurait pu – dû – être la sienne.

On pourrait presque croire à un mélo… mais ce serait compter sans l’extrême finesse de l’écriture de Tahmima Anam. Celle-ci tisse avec virtuosité un réseau de correspondances entre les interrogations de son héroïne sur son identité et les problématiques de la société bangladaise. Les métaphores abondent : la jumelle privilégiée et sa sœur misérable, et même la baleine objet des études de Zubaïda, qui offre la caractéristique unique d’avoir eu, en son temps, à choisir entre la terre ferme et l’océan… Mais tout cela n’est jamais démonstratif, apparaissant par petites touches dans le portrait intime d’une femme déchirée, infiniment touchante, qui, au bout du compte, semble en proie à une terrible malédiction : se condamner elle-même à fuir tout ce qu’elle aime.

Au fil des pages se succèdent des scènes marquantes comme la description surréaliste du paquebot de luxe, le Grace, en cours de démantèlement, avec un somptueux piano à queue trônant encore au milieu de sa salle de spectacles. Piano qu’Elijah, lui-même pianiste de jazz, cherche à récupérer. Ce qui fait dire à un ouvrier du chantier : « Ils envoient un camion avec air conditionné pour [transporter le piano] à Dhaka comme une jeune mariée, emballé et protégé de la chaleur. Vous vous rendez compte ? Ce meuble est mieux traité que nous. »

Les notations éclairantes sur la société bangladaises abondent. Anwar, vaguement gêné de délaisser totalement son épouse légitime au profit de sa quête de Megna, se dit : « Pourquoi est-ce que je me sens honteux ? C’est une femme, c’est ce qu’elles font, elles en bavent du matin au soir, ça doit leur être égal, ça commence dès qu’elles sont nées. Quand on sait à quoi s’attendre, les choses ne sont pas si terribles. » Ou encore cette remarque de nature à faire réfléchir les touristes qui s’émerveillent sur la joie de vivre qu’affichent les enfants des rues : « Ils vous sourient comme si une maison avec air conditionné et train électrique les attendait le soir. Même lorsqu’ils mendient, c’est avec des yeux rieurs, détenteurs d’un secret qu’eux seuls connaissent, à savoir que s’ils pleurent, s’ils ont l’air malheureux ou s’ils montrent quelque chose de leur misère, qui vous serait insupportable, vous partirez sans même leur donner le moindre taka. (…) Je ne savais rien de lui mais je savais au moins ça : sa gentillesse n’était que de façade, et elle masquait une dizaine d’années de choses terribles que j’ignorerais toujours. »

Portrait à la fois d’une femme attachante et d’une société terrifiante, Les vaisseaux frères est un très beau livre que l’on ne repose pas avant de l’avoir terminé.

A lire
Les vaisseaux frères par Tahmima Anam, Éditions Actes Sud, 384 pages, 23 euros.


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