Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact

L'ASIE DESSINÉE

BD : de la Corée au Japon, tragiques destins de femmes


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 23 octobre 2018

Des Coréennes victimes des Japonais en Chine : c’est le sort terrible des « femmes de réconfort » pendant la Seconde Guerre mondiale, raconté dans un puissant roman graphique. Tandis qu’un maître du manga livre un somptueux portrait d’une Japonaise en perdition au début du siècle dernier.

Patrick de Jacquelot

Ce sont deux tragiques destins de femmes que nous offrent les remarquables romans graphiques Les mauvaises herbes et Le fleuve Shinano. Le plus terrible, bien sûr, est le premier des deux, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’une histoire vraie. Les mauvaises herbes* est en effet un copieux récit – près de 500 pages – consacré à un sujet douloureux : le sort des « femmes de réconfort » utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale par l’armée japonaise. « Femmes de réconfort » : un doux euphémisme pour désigner ce qui constituait en fait un véritable esclavage sexuel pour les nombreuses femmes qui en ont été les victimes.

Pour traiter de ce pan particulièrement honteux de la guerre en Asie, l’artiste coréenne Keum Suk Gendry-Kim s’est appuyée sur les récits d’une rescapée : Lee Oksun, rencontrée dans une sorte d’hospice où la désormais vieille dame termine ses jours. L’histoire est donc racontée essentiellement du point de vue d’Oksun, avec quelques intermèdes où la dessinatrice met en scène son enquête.

Extrait de "Les mauvaises herbes" (Copyright : Keum Suk Gendry-Kim. Rights arranged by Han Agency Co. & Nicolas Grivel Agency.All rights reserved. © 2018 Groupe Delcourt pour la version française)

Extrêmement factuel, ce récit met à mal d’emblée certaines versions « confortables » de ces événements du point de vue coréen. Notamment l’idée que les Coréennes utilisées comme esclaves sexuelles par l’armée nippone ont été capturées lors de raids menés par des Japonais. L’histoire d’Oksun est tout autre. Appartenant à une famille extrêmement pauvre de la campagne coréenne dans les années 1930, la petite fille n’a qu’un rêve : aller à l’école. Ce qui est hors de question, puisque la famille n’a pas les moyens financiers et qu’un tel luxe serait réservé aux garçons. Un jour, ses parents lui expliquent qu’un couple sans enfant en ville veut l’adopter. Oksun accepte avec joie car on lui dit qu’elle pourra aller à l’école et qu’elle pense pouvoir revenir dans sa famille quand elle le voudra. En réalité, ses parents l’ont vendue et la petite se retrouve domestique dans le restaurant de ses « parents adoptifs ». Comme la fillette a mauvais caractère et ne se laisse pas faire, elle est bientôt revendue. Et c’est alors qu’elle fait une course pour ses nouveaux « employeurs » qu’elle est enlevée par deux hommes, des Coréens, à l’âge de seize ans.

Oksun est alors envoyée en train en Chine avec d’autres jeunes filles. Après une période passée à travailler sur un chantier militaire en étant à peine nourries, les filles sont finalement livrées aux soldats. Après un premier viol collectif, il ne leur reste plus qu’à « recevoir » les militaires japonais jour après jour. La détresse, la solitude d’Oksun sont telles qu’elle finit par tomber amoureuse d’un Coréen, collaborateur des Japonais, qui a pourtant commencé par la violer.

La fin de la guerre ne signifie pas celle du cauchemar pour les « femmes de réconfort ». Oksun est désormais libre, mais en plein territoire chinois, sans ressource ni moyen de gagner de l’argent. Vivant de mendicité, elle finit par retrouver son amant coréen et l’épouse. Finalement, elle fera sa vie en Chine avec deux époux successifs, avant de rentrer finir ses jours en Corée. Une Corée où elle ne sera pas forcément bienvenue : sa propre famille a honte de ce qui lui est arrivé…

Ce terrible récit est restitué par Keum Suk Gendry-Kim avec une grande économie de moyens : le dessin est simple, avec de nombreuses petites cases de dialogues, ce qui n’empêche pas l’artiste de livrer également de grandes échappées sur la nature, comme pour donner une bouffée d’oxygène, en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer les pires moments vécus par Oksun. Un récit marquant, qui peut rappeler à certains moments par sa dureté un autre roman graphique coréen : Les mémoires d’un frêne qui traite des terribles massacres de civils intervenus en Corée du Sud en 1950.

Couverture et page 77 de "Les mauvaises herbes" (Copyright : Keum Suk Gendry-Kim. Rights arranged by Han Agency Co. & Nicolas Grivel Agency.All rights reserved. © 2018 Groupe Delcourt pour la version française)

Registre très différent avec Le fleuve Shinano**. L’héroïne est cette fois fictive et ses malheurs relèvent plus de l’intime que de la grande Histoire. Les deux livres n’en ont pas moins des points communs : un contexte de misère dans les campagnes d’Asie il y a un siècle, des femmes qui tentent de survivre dans une société dominée par les hommes, une sexualité destructrice. Le fleuve Shinano se déroule dans la partie du Japon traversée par ce cours d’eau, à partir de 1929. La nature y est brutale, et la région est si pauvre que là aussi, comme dans Les mauvaises herbes, il arrive que les familles les plus démunies vendent leurs enfants.

Encore plus épais que le précédent avec plus de 700 pages, Le fleuve Shinano suit la vie de Yukié, jeune fille au tempérament de feu, aussi incapable de résister à l’appel des sens que de respecter les conventions ou de se stabiliser plus que brièvement. A quinze ans, cette ravissante jeune fille qui appartient à une famille aisée de la région commence par sérieusement perturber la maisonnée en tombant amoureuse de l’un des jeunes domestiques. Devenue pensionnaire dans un collège en ville, une nouvelle passion se noue entre Yukié (mineure) et un jeune et beau professeur (majeur). De quoi déclencher un scandale de premier ordre… D’autres hommes suivront, un médecin, un artiste, sans que la jeune femme ne trouve jamais vraiment contentement ni repos. Car il lui faut affronter un lourd héritage familial : sa mère a fui le domicile conjugal avant de devenir prostituée, son père, lourdement désaxé, vit avec son intendant avant de violer sa fille, et autres joyeusetés.

Il ne faudrait pas croire pour autant que Le fleuve Shinano ne fait que chroniquer la vie d’une écervelée sans intérêt ou d’une femme « libérée » au sens actuel du terme, qui se jouerait des hommes. Yukié cherche en permanence l’homme qui lui apportera la stabilité et la protection dont elle a besoin et qu’elle ne peut trouver, victime d’une malédiction familiale.

En outre, le roman graphique va plus loin que cette chronique intime. Le contexte historique, les tensions politiques ou les crises économiques de plusieurs décennies du XXème siècle sont soigneusement évoqués, de même que l’environnement naturel de la région. L’extrême tension des relations personnelles des principaux personnages se reflète dans le déchainement récurrent des éléments. Surtout, le grand maître qu’est le dessinateur Kazuo Kamimura donne toute la mesure de son talent. Les scènes intimes alternent avec de somptueux paysages ou décors urbains. Le dessinateur multiplie les changements d’angles de vue vertigineux, ses gros plans sur des objets en arrivent à l’abstraction… La beauté de ces pages, où Kamimura renoue avec l’influence de la peinture traditionnelle japonaise, fait de ce gros volume un enchantement permanent.

Couverture et page 380 de "Le fleuve Shinano" (Copyright : SHINANOGAWA © 2005 by HIDEO OKAZAKI, KAZUO KAMIMURA)


A LIRE AUSSI

La collection pour enfants « Le fil de l’Histoire » des éditions Dupuis propose un petit volume très joliment dessiné consacré à La Grande Muraille de Chine***. Plein d’anecdotes et de gags, le récit, très pédagogique, apprendra une foule de choses sur la construction de cet invraisemblable monument et sur sa signification politique et culturelle, tant aux enfants que, on peut en faire le pari, à leurs parents.

Couverture de "La Grande Muraille de Chine" (Copyright : Dupuis)

* Les mauvaises herbes
Scénario et dessin de Keum Suk Gendry-Kim
488 pages
Delcourt
29,95 euros

** Le fleuve Shinano
Scénario Okazaki Hideo, dessin Kazuo Kamimura
720 pages
Kana
18 euros

*** La Grande Muraille de Chine
Scénario Fabrice Erre, dessin Sylvain Savoia
48 pages
Dupuis
5,90 euros

Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact