Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact

L'ASIE DESSINÉE

BD : Guerriers du Tibet, Mao à la sauce polar et jeunes Japonais à la dérive


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 5 avril 2019

De l’odyssée des guerriers nomades tibétains au mal de vivre des jeunes Japonais de Tokyo, en passant par des thrillers sur fond de politique chinoise : L’Asie dessinée explore les registres les plus variés, ce mois-ci.

Patrick de Jacquelot

C’est d’une guerre oubliée que traite La farce des hommes-foudre* : celle menée au Tibet des années durant contre l’armée d’invasion chinoise. Et au cœur de cette guerre est évoquée une peuplade plus méconnue encore, celle des cavaliers nomades khampas, redoutables guerriers qui ont longtemps tenu en échec l’armée moderne de l’envahisseur.

L’histoire suit Albertus, jeune beatnik occidental échoué à Katmandou, la capitale du Népal, en 1959. Pour lui, le monde extérieur n’a aucun intérêt, seul compte le « voyage intérieur » qu’il mène à coups de substances aussi illicites que possible. Par un concours de circonstances, Albertus se voit contraint d’accompagner un groupe de khampas qui fuient une rafle des forces de l’ordre. De force initialement mais de plus en plus de gré, il se joint aux combats de ces derniers contre l’armée chinoise. Les khampas sont des Tibétains nomades, cavaliers émérites et guerriers farouches, qui vivent en marge de la société tibétaine. Cette peuplade, qui a joué un rôle important durant la période de l’invasion du Tibet, est assez peu connue en Occident. En bande dessinée, on la retrouve dans les premières aventures de Jonathan, le héros de Cosey.

Extrait de "La farce des hommes-foudres"
(Copyright : Casterman
)

Albertus découvre le mode de vie rude, souvent violent, de ses nouveaux amis : les déplacements permanents, le culte des guerriers, l’influence des chamanes dont les visions aident aux prises de décision ou encore les rivalités entre tribus. Il se retrouve aussi plongé dans la grande Histoire : accrochages avec les troupes chinoises, aide secrète de la CIA qui fournit armes et matériel, et forme des guerriers khampas aux États-Unis. Le jeune occidental finit même par participer sans s’en rendre compte à une opération-clé : la fuite en Inde du Dalaï-lama en 1959, fuite à travers l’Himalaya durant laquelle le leader spirituel était protégé par une escorte khampa.

Dans un très intéressant dossier final, l’auteur Loïc Verdier explique en toute simplicité que la plupart des détails de son livre sont inventés, y compris le surnom « d’hommes-foudre » dont il affuble les khampas. Le récit est avant tout une fantaisie, qui fait d’ailleurs souvent rire : les khampas, sidérés, voient par exemple arriver dans leur campement, monté sur un âne, Adrian Conan Doyle, fils d’Arthur, parti à la recherche du mythique royaume de Shangri-La que la légende situe au cœur de l’Himalaya…

« Se non è vero, è ben trovato » : La farce des hommes-foudre n’est peut-être pas un ouvrage historique, mais le livre évoque merveilleusement ce peuple étrange des khampas, leur soif de liberté, leur amour des montagnes, leur passion des chevaux, leurs tenues extravagantes. Il rappelle également de manière prenante le drame toujours actuel de l’invasion du Tibet par la Chine, en défendant la thèse peu connue d’une complicité initiale des élites tibétaines avec les forces d’occupation (contre les khampas, précisément, jugés dangereux et incontrôlables). Du rêve, du rire, du merveilleux et de la réflexion : un cocktail parfaitement réussi pour la première longue bande dessinée de son auteur.

"La farce des hommes-foudres", couverture et page 33

Mao héros de polar : c’est – quasiment – le cas avec La danseuse de Mao**. Le Grand Timonier n’apparaît certes pas directement dans ce roman graphique, étant mort depuis longtemps, mais son ombre plane sur l’ensemble des événements et des personnages. L’histoire se déroule pour l’essentiel à Shanghai dans les années 1990. L’inspecteur de police Chen est chargé d’enquêter sur une affaire ultra-sensible puisqu’elle touche à l’image du défunt président Mao. Le Parti redoute en effet l’apparition de documents susceptibles de montrer sous un jour peu flatteur les mœurs privées du grand leader. L’affaire tourne autour d’une star du cinéma chinois des années 1950 qui fut maîtresse de Mao, et de ses descendantes. L’enquête de Chen lui fait croiser une galerie de fascinants personnages : gardes rouges déchus, écrivains tentant de prouver leur loyauté au régime pour pouvoir survivre, jeunesse dorée (qui commence à apparaître à cette époque), promoteur immobilier ayant à la fois des relations « noires » (les triades, ou organisations criminelles) et « blanches » (les milieux politiques), et même des nostalgiques de la période des Concessions occidentales de Shanghai ! Surtout, l’enquête fait ressortir les démons de la Révolution culturelle et les horreurs perpétrées en son nom, en l’occurrence dans les milieux intellectuels. S’y dessine également en filigrane le portrait d’un Mao au faîte de sa puissance, écrivant des poèmes classiques alors même que ses troupes de choc cherchent à détruire la culture traditionnelle, obsédé de conquêtes féminines, bigame, ayant laissé sa première épouse mourir aux mains des nationalistes et sa deuxième finir ses jours dans un asile psychiatrique. 

Adaptation en bande dessinée d’un polar de facture classique écrit par Qiu Xiaolong, La danseuse de Mao bénéficie d’un dessin expressif en noir et blanc rehaussé de touches de couleurs. Une mise en images qui donne beaucoup de force à cette évocation des débuts de l’émergence de la Chine moderne et de la persistance de l’héritage maoïste dans celle-ci.

"La danseuse de Mao", couverture et page 106

Autre récit classique mais dans le registre de l’espionnage cette fois : La chinoise*** est une fiction basée sur une histoire vraie bien que totalement invraisemblable… Celle d’un diplomate français qui arrive à Pékin en 1964. Jeune, plein de bonne volonté, il ne rêve que de se lier avec la population locale, ce que les autorités interdisent formellement. Lors d’une soirée, il rencontre un jeune acteur de l’Opéra de Pékin au physique fin et délicat qui, lui, est prêt à nouer des relations amicales. Il tombe sous le charme, jusqu’à ce que son ami lui révèle être une femme. Leurs relations deviennent intimes, si bien que la jeune femme lui annonce avoir donné naissance à un bébé. Comme par hasard, la police chinoise se fait alors menaçante et, pour protéger sa maîtresse et leur fils, le diplomate se met à livrer aux Chinois les documents auxquels il a accès à l’ambassade. Des années plus tard, il est arrêté par les services français et l’incroyable vérité éclate : la jeune Chinoise déguisée en homme en était bien un ! L’acteur, qui travaillait pour les renseignements chinois, avait réussi à tromper le Français de bout en bout, y compris lors de nuits d’amour plutôt rares et furtives… Traité sur un mode intimiste, le récit évoque tout de même en toile de fond les grandes évolutions de la Chine des années 1960 aux années 1980. Un dossier présente en fin de volume le contexte historique et l’affaire réelle qui a inspiré le scénario de l’album.

"La chinoise", couverture et page 10

Les lecteurs de L’Asie dessinée connaissent déjà le grand mangaka Inio Asano dont nous avons parlé pour sa remarquable série au titre improbable de Dead Dead Demon’s Dededededestruction. On y voit Tokyo plongée dans le chaos à cause d’un gigantesque vaisseau extraterrestre qui s’est installé en point fixe au-dessus de la capitale et attend sans rien faire. Pour les habitants, il s’agit de s’habituer à vivre avec cette menace supposée dont on ignore complètement la nature réelle, menace dans laquelle il n’est pas difficile de voir une métaphore de la catastrophe de Fukushima. La série en est à son septième volume**** et continue à mettre en scène jeux diplomatiques des grandes puissances, affrontements politiques et manœuvres de grandes entreprises autour de la crise causée par les extraterrestres, ainsi que, en parallèle, les efforts de jeunes Japonais pour s’adapter à un monde aussi angoissant.

"Dead Dead Demon’s Dededededestruction", tome 7, couverture et page 28

A cet égard, Dead Dead Demon comporte quelques points communs avec une autre série très connue du même auteur, Solanin*****, qui vient d’être publiée en intégrale. Solanin se déroule pourtant dans un registre très différent à première vue, celui du récit intime. Ici, pas de science-fiction ni de grands effets spéciaux, mais l’histoire toute simple d’une poignée de jeunes Japonais qui affrontent le passage à l’âge adulte. Il y a surtout Taneda, le guitariste qui rêve de rencontrer le succès avec son petit groupe de rock, et Meiko, sa petite amie employée de bureau. A coups de petits boulots, eux et leurs amis repoussent tant qu’ils le peuvent l’heure des choix définitifs, le moment de s’intégrer dans la vie des adultes. Quand la petite Meiko, qui n’en peut plus de sa vie de bureau, démissionne pour profiter de la vie, son euphorie est brève. « J’ai été attirée par l’idée que « ce qui compte c’est d’être libre » mais finalement si le mal c’était la liberté elle-même ? »,s’interroge-t-elle. Le désarroi de ces jeunes qui basculent dans l’âge adulte en abandonnant leurs rêves d’adolescents a évidemment une portée universelle. Mais leur mal-être est d’abord profondément japonais : ils se sentent menacés par le conformisme de la vie professionnelle nippone, par l’ennui qui suinte d’une société raisonnablement prospère dans laquelle il ne se passe rien… Finalement, les périls de l’âge adulte sont tout aussi difficiles à affronter pour les héros de Solanin que ceux des extraterrestres pour les personnages de Dead Dead Demon. Fin et sensible, le récit est servi de nouveau par la virtuosité graphique d'Inio Asano qui multiplie les cadrages déroutants et passe avec aisance des gros plans de visages aux paysages urbains ou aux minuscules détails d’objets quotidiens.

"Solanin", couverture et page 137


* La farce des hommes-foudre
Scénario et dessin Loïc Verdier
160 pages
Casterman
22 euros

** La danseuse de Mao
Scénario Olivier Richerd, dessin Hza Bazant
176 pages
Pika Graphic
20 euros

*** La chinoise
Scénario Régis Hautière, dessin Grégory Charlet
64 pages
Glénat
14,95 euros

**** Dead Dead Demon’s Dededededestruction, tome 7
Scénario et dessin Inio Asano
164 pages
Kana
7,45 euros

***** Solanin, Intégrale
Scénario et dessin Inio Asano
468 pages
Kana
19,90 euros

Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact