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LIVRES D'ASIE DU SUD

Littérature pakistanaise : tragédie grecque à l’heure de Daech


Asialyst, 23 novembre 2019

Londonienne d’origine pakistanaise, Kamila Shamsie livre avec Embrasements un « remake » d’Antigone transposé dans un XXIème siècle ravagé par le terrorisme, le communautarisme et l’intolérance. Terrifiant et convaincant.

Patrick de Jacquelot

Sur la littérature indienne, voir: quelques clés pour explorer un continent



En appeler à Sophocle et à son Antigone pour traiter des conflits impossibles que doivent affronter les Pakistanais vivant en Occident, c’est le choix surprenant fait par l’auteure pakistanaise installée à Londres, Kamila Shamsie. Un choix qui fonctionne parfaitement : portés par les grands thèmes de la tragédie grecque, les personnages de son roman Embrasements se débattent jusqu’au drame ultime dans les contradictions entre les valeurs religieuses, morales et politiques de leurs pays d’origine et d’adoption.

L'écrivaine britannique d'origine pakistanaise Kamila Shamsie (Crédit : Zain Mustafa)

Ce « remake » d’Antigone tourne autour de cinq personnages-clés, chacune des cinq parties du roman étant racontée du point de vue de l’un d’entre eux. Il y a d’abord la fratrie constituée par Isma, la sœur aînée, et les jumeaux Parvaiz (un garçon) et Aneeka (une fille). Tous trois sont nés à Londres, où ils vivent, mais sont d’origine pakistanaise. Orphelins, les trois jeunes gens vivent sous l’ombre omniprésente et menaçante de leur père qui avait choisi le jihad et est mort pendant son transfert à Guantanamo. Une réalité écrasante dont on ne parle jamais mais qui pèse sur chaque instant de leur vie : les services secrets britanniques ne les perdent pas de vue et il leur faut constamment veiller à ne rien faire ni dire qui puisse alimenter un soupçon de sympathie de leur part vis-à-vis des engagements du père disparu. Et cela alors même que les deux filles rejettent totalement les choix de ce dernier, ne lui ont jamais pardonné de les avoir abandonnées et pratiquent un islam modéré.

Il y a ensuite Karamat Lone et son fils Eamonn. Lui aussi d’origine pakistanaise, Karamat a fait un choix radicalement opposé à celui du père d’Isma : devenu britannique, il a complètement opté pour les valeurs de son nouveau pays. Rejetant l’islam, il effectue une brillante carrière politique au sein du parti conservateur où son engagement contre le communautarisme l’a propulsé jusqu’au poste de ministre de l’Intérieur. Plutôt playboy et désœuvré, son fils Eamonn n’a guère de convictions politiques ou idéologiques au-delà de l’admiration qu’il voue à son père et s’intéresse surtout aux filles.

C’est le choix, terrible, fait par Parvaiz qui sera à l’origine de la rencontre dévastatrice entre ces deux clans que tout oppose. Le jeune homme, immature et influençable, tombe sous la coupe des agents de l’État islamique à Londres. Jouant sur sa fascination pour son père inconnu, qu’ils lui présentent comme un héros mort pour la défense de sa foi et de son peuple, ils le convainquent de rejoindre à son tour le jihad et de se rendre à Raqqa. Une décision terrible pour ses sœurs qui se retrouvent une nouvelle fois avec le statut « d’intimes de terroriste »,et tout particulièrement pour Aneeka qui voit brisée la relation quasi fusionnelle qu’elle entretenait avec son jumeau.

« ENFER SANS JOIE »

Il ne faut pas longtemps à Parvaiz pour comprendre. On lui a fait miroiter un État islamique idéal : « Un endroit où les migrants qui se présentent sont traités comme des rois, reçoivent plus de prestations que les gens du pays, en signe de reconnaissance des sacrifices qu’ils ont accomplis pour arriver jusque-là. Un endroit où la couleur de la peau n’a pas d’importance. Où les écoles et les hôpitaux sont gratuits, où les riches et les pauvres disposent des mêmes services. Où les hommes sont des hommes. (…) Où tu pourrais parler ouvertement de ton père, avec fierté, non avec honte. » Mais tout cela n’est qu’une sanglante imposture, « un enfer sans joie, sans cœur et sans pardon ».Affecté à la branche médias de Daech en raison de ses compétences de preneur de son, il lui faut par exemple anticiper la trajectoire de la tête lors des décapitations pour placer au mieux les micros… Dès lors, le jeune homme n’aspire bientôt plus qu’à une seule chose : rentrer chez lui, c’est-à-dire en Grande-Bretagne, et demande à sa jumelle de l’aider.

Le problème, c’est que Karamat Lone, en ministre de l’Intérieur inflexible, a décrété que les Britanniques choisissant le jihad sont déchus aussitôt de leur nationalité. Parvaiz ne sera donc considéré que comme un combattant ennemi de nationalité pakistanaise et ne pourra en aucun cas reprendre une vie normale. Une rencontre entre Aneeka et Eamonn incite la jeune fille à séduire le fils du ministre, dans l’espoir de s’en faire un allié.

Mais rien ne se passe comme espéré. La liaison entre Aneeka et Eamonn tourne à la vraie passion. La tentative d’évasion de l’État islamique menée par Parvaiz se solde par son assassinat à Istanbul. Désespérée, Aneeka n’a plus qu’une idée : rapatrier le corps de son frère pour l’enterrer « chez lui », c’est-à-dire à Londres, ce à quoi le ministre s’oppose catégoriquement (un thème de l’enterrement interdit qui vient directement d’Antigone). Eamonn, qui réagit d’abord très mal à la découverte des agissements du frère jumeau d’Aneeka et du caractère initialement intéressé de la liaison de cette dernière avec lui, se rallie à son point de vue et attaque frontalement son père. Le tout se terminera très très mal pour les protagonistes du drame, rattrapés par les terroristes, les vrais.

PASSIONS DÉBORDANTES

Constamment captivant et souvent poignant, Embrasements frappe d’abord par sa galerie de personnages. Isma est émouvante dans son rôle de « grande sœur » qui a dû élever ses frère et sœur après la disparition de leurs parents et qui tente désespérément de mener une vie normale en conciliant sa foi et le mode de vie britannique qui est le sien. Elle sera emportée par les événements, comme tous les autres. Chez Parvaiz, c’est l’absence complète de repères qui domine, l’incapacité de trouver sa place entre le monde qu’il a connu toute sa vie à Londres et celui, fantasmé, du père absent dont personne ne lui parle jamais.

Eamonn peut initialement sembler falot dans son rôle d’enfant gâté mais il se révèle à la fin du roman quand il se décide, à l’inverse de Parvaiz, à choisir l’opposition directe à son père. Aneeka, pleine de vie, de gaieté, est un personnage plus complexe qu’il n’y paraît d’abord. Superficielle au début – elle n’imagine pas que le trouble affiché par son jumeau quand il commence à tomber sous la coupe du recruteur de Daech puisse venir d’autre chose que d’une liaison amoureuse -, elle se révèle petit à petit – on découvre ainsi qu’une jeune musulmane britannique peut concilier port du voile et liberté sexuelle – et finit par afficher une volonté inflexible qui emportera tout sur son passage.

Karamat Lone, enfin, est particulièrement intéressant. Issu de l’immigration pakistanaise en Grande-Bretagne, il a su, à force d’intelligence et de volonté, effectuer un parcours exceptionnel : mariage avec une riche femme d’affaires blanche, élection comme député conservateur, progression dans la sphère politique sur une image de champion intransigeant de la lutte contre le communautarisme. Ce qui l’a amené au poste de ministre de l’Intérieur avant de viser encore plus haut. Karamat se fait ainsi le chantre de l’intégration. « Il n’y a rien que ce pays vous interdira d’atteindre – médailles olympiques, capitanat de l’équipe nationale de cricket, vedettariat pop ou couronne de la téléréalité », lance-t-il à des lycéens musulmans, avant de les exhorter à ne pas s’isoler par leur façon de s’habiller ou leur façon de penser…

Son engagement sans réserve pour les valeurs britanniques est d’une sincérité totale. La contemplation du bâtiment du Parlement lui inspire des réflexions assez frappantes : Westminster ? « Le cœur de la tradition, tout le monde était d’accord là-dessus, mais peu comprenaient l’Angleterre comme Karamat Lone et savaient comme lui que la chambre la plus profonde du cœur de la tradition abritait le moteur du changement radical. C’était là que ce pays avait limité les pouvoirs de la monarchie, que ce pays avait accepté de se défaire de son empire, que ce pays avait institué le suffrage universel, que ce pays verrait le petit-fils d’un colonisé devenir Premier ministre. » Quand l’on se souvient que l’actuelle ministre de l’Intérieur britannique est Priti Patel, née à Londres de parents d’origine indienne passés par l’Ouganda, et qu’elle est connue pour ses positions très fermes en matière de sécurité, on voit que Karamat Lone n’est pas un personnage de pure fantaisie…

Si les passions débordantes qui emportent les personnages – amours dévorants, relations parents-enfants empoisonnées – renvoient directement au caractère théâtral du modèle d’origine, ils n’en apparaissent pas moins comme tout à fait crédibles tant ils sont ancrés dans une réalité parfaitement décrite. Les subtilités de la société britannique contemporaine, mélange inextricable de libéralisme et de racisme, sont superbement évoquées, jusqu’aux inénarrables articles de tabloïds se délectant de la liaison scandaleuse entre le fils du ministre de l’Intérieur et la fille et sœur de terroristes islamistes. Les pages décrivant le fonctionnement de l’État islamique à Raqqa sont, elles, glaçantes.

Un parallèle intéressant peut être fait entre Embrasements et un autre roman pakistanais paru récemment, La huitième reine (lire notre chronique). Là où le nouveau roman traite des Pakistanais vivant à l’étranger, le plus ancien parle des Pakistanais dans leur mère-patrie. Mais dans les deux cas, le portrait est terrible. Et ce n’est certainement pas un hasard si tous les deux se terminent sur un acte terroriste, implicite dans le cas de La huitième reine, explicite dans Embrasements.

A LIRE

Embrasements de Kamila Shamsie, traduit par Eric Auzoux, Actes Sud, 320 pages, 22,50 euros

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