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L'ASIE DESSINÉE

BD : le Japon après la débâcle


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 7 février 2020

Un remarquable manga, Sengo, met en scène la population japonaise au lendemain de la défaite de 1945. A voir également, les carnets de voyage de Nicolas Jolivot.

Patrick de Jacquelot

Qui se préoccupait, en Occident, de la situation du Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Après tout, le pays était du côté des « méchants » et des vaincus et n’avait que ce qu’il avait mérité… C’est tout l’intérêt de Sengo de brosser un portrait sans concession de la situation horrifique qui prévalait dans l’immédiat après-guerre. Désastre matériel, bien sûr : à Tokyo, où commence le récit, plus de la moitié des habitations ont été détruites ; désastre humain, encore plus : deux des six millions de soldats de l’armée impériale sont morts, pour ne rien dire des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki. Mais désastre moral peut-être surtout : un peuple qui s’était considéré des décennies durant comme le maître naturel des races inférieures du reste de l’Asie se réveillait battu à plate couture, ayant perdu et la guerre et l’honneur.

Extrait de "Sengo", tome 1 "Retrouvailles", scénario et dessin de Sansuke Yamada
(Copyright : Casterman) 

Les personnages principaux de Sengo*, manga annoncé en sept volumes dont les deux premiers viennent de paraître, sont deux militaires démobilisés. Tokutaro était sergent-chef dans l’armée impériale et avait sous ses ordres Kadomatsu, simple trouffion vouant une vénération sans borne à son supérieur. Le premier, à la dérive, vivote en gérant vaguement une échoppe de soupe de riz dans une rue de la ville et en fricotant avec la mafia locale, toutes choses qui lui laissent beaucoup de temps pour s’adonner à la boisson. Le second, rapatrié de Chine à Tokyo sans le sou, voit comme un signe du destin le fait de retrouver par hasard son chef adoré et ne veut plus le lâcher.

La vie est dure pour les deux hommes dans cette ville ravagée. Tokyo « grouille de gens dont les maisons ont brûlé et qui meurent de faim parce qu’ils n’ont plus un sou », fait remarquer à Tokutaro une amie tenancière de bistrot en refusant de le servir, ajoutant aimablement qu’elle « a en horreur les hommes qui se comportent comme des baudruches dégonflées alors que le sort leur a fait la fleur de les épargner ». Les humiliations sont constantes. Alors que Kadomatsu lance une remarque acerbe sur le passage d’une jolie Japonaise pendue au bras d’un soldat américain, cette dernière lui rétorque, implacable : « Si nos bonshommes avaient bien voulu se donner la peine de gagner la guerre, on n’en serait pas réduites à ça ! »

Comme il faut bien vivre, puisque l’on n’est pas mort, Kadomatsu, force de la nature, maladroit et bon vivant par tempérament, se fait camelot pour faire venir les clients à l’échoppe de son chef. À la faveur d’une rencontre avec une ancienne amie devenue prostituée, le voilà devenu garde du corps de celle-ci et de trois de ses collègues, ce qui offre quelques avantages en nature. Mais au-delà des péripéties parfois grand-guignolesques, le mal-être demeure entier. Pendant la guerre, se souvient Tokutaro, « je n’avais qu’une obsession en tête : faire en sorte que ma propre mort soit flamboyante ». Le résultat ? « Les hommes dont j’avais la charge ont péri par ma faute et moi, je traîne toujours mes guêtres en ce bas monde. »

Dans le deuxième volume, le récit retourne en arrière, pendant la guerre. On y assiste à la rencontre entre les deux hommes, quand Tokutaro a été nommé à la tête d’une escouade de fortes têtes dont faisait partie Kadomatsu. Pas de combats avec l’ennemi – l’histoire se déroule en Chine – mais des scènes de caserne et de maisons closes pour soldats. Avec des ambiances qui vont du comique (dans le deuxième cas) au tragique quand les trouffions se voient contraints, à titre d’entraînement au maniement de la baïonnette, d’embrocher des Chinois ligotés à un arbre…

Les continuels changements de ton, du grivois à la nostalgie, de l’humour hénaurme au désespéré, constituent une des caractéristiques fortes de ce récit plein de finesse. On s’attache immédiatement à ces deux personnages à la dérive, ainsi qu’à leurs compagnons et à leurs nombreuses compagnes, tous occupés, chacun à sa façon, à essayer de redonner un sens à leur existence. Pour le lecteur français, qui plus est, ces volumes présentent l’avantage d’être dessinés dans un style qui semble parfois plus proche de la BD franco-belge que des mangas traditionnels, comme on peut le voir en particulier dans les couvertures. Une série extrêmement prometteuse, donc, dont on attend la suite.

Couvertures et pages de "Sengo", tomes 1 et 2

Le Japon, encore, mais à l’époque contemporaine et sous un jour beaucoup plus riant : c’est Japon, à pied sous les volcans** de Nicolas Jolivot. Ce dessinateur et voyageur passionné par l’Asie a une spécialité de carnets de voyage superbement illustré. C’est le cas avec celui-ci qui retrace une marche d’un mois environ dans l’île de Kyushu, la plus au sud de l’archipel. Au fil des jours, le marcheur livre de multiples anecdotes sur ses pérégrinations, qui ne relèvent pas toutes du pittoresque : il lui arrive fréquemment de marcher le long de grandes routes très passantes et de galérer pour trouver un endroit où planter sa tente. Mais de nombreuses rencontres parsèment son chemin et, surtout, Jolivot parcourt des paysages somptueux de volcans plongeant dans la mer.

A côté du récit, ce sont surtout les très abondantes illustrations qui retiennent l’attention. Dans la pure tradition du carnet de voyage, l’auteur montre aussi bien de vastes paysages que de menus objets de la vie quotidienne, des portraits ou des détails architecturaux. Le trait élégant et les couleurs douces sont servis par une mise en page sophistiquée : d’un format très allongé, le livre bénéficie d’une ouverture « à l’allemande », c’est-à-dire que la reliure se situe sur le haut du volume, comme pour un bloc-notes. Une jolie invitation au voyage.

"Japon, à pied sous les volcans", couverture et pages 8-9 et 50-51

Autre ouvrage de Nicolas Jolivot, qui vient de paraître : Chifan ! Manger en Chine***. Dans ce curieux petit livre, le voyageur regroupe dessins et anecdotes glanés au cours de ses multiples voyages en Chine entre 2007 et 2019 concernant exclusivement la nourriture. Les textes très brefs égrènent quelques souvenirs, esquissent des recettes ou évoquent les habitudes culinaires des Chinois et leur attachement pour la nourriture. Les dessins relèvent plus du croquis que des compositions raffinées de Japon, à pied sous les volcans, mais ont un certain charme. L’ensemble demeure un peu léger tout de même.

"Chifan ! Manger en Chine", couverture et page 66

God save Kolkata**** se passe à Calcutta en 1876. Dans cette ville qui est alors la capitale du Raj, l’empire britannique des Indes, une série de meurtres frappe la colonie anglaise. Point commun des victimes : il s’agit d’anciens officiers de la Compagnie des Indes qui ont participé à la répression sanglante de la révolte des Cipayes intervenue en 1857. Ce soulèvement extrêmement violent des soldats indiens employés par la Compagnie constitue la première grande étape de la lutte pour l’indépendance qui ne débouchera qu’en 1947. Dans cette atmosphère pesante, un jeune médecin fraichement débarqué d’Ecosse mène l’enquête.

Thème original et intéressant pour cette BD, donc. Malheureusement, le dessin extrêmement noir et les expressions figées des personnages manquent carrément de charme.

"God save Kolkata", couverture et page 103

* Sengo tome 1 Retrouvailles
Tome 2 Initiation
Scénario et dessin Sansuke Yamada
184 pages le volume
Casterman
9,45 euros le volume

** Japon, à pied sous les volcans
Texte et dessin Nicolas Jolivot
88 pages
Éditions HongFei
19,90 euros

*** Chifan ! Manger en Chine
Texte et dessin Nicolas Jolivot
122 pages
Éditions HongFei
19,90 euros

**** God save Kolkata
Scénario et dessin Lorenzo, d’après une histoire de Juliette Suiveng
196 pages
Éditions H2T
16,95 euros


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