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LIVRES D'ASIE DU SUD

Littérature indienne : Fuir et revenir, chronique d’une famille décomposée au Sikkim


Thèmes: Culture

Asialyst, 9 avril 2020

Des mélanges de castes, de genres et de cultures forment un cocktail explosif lors d’une improbable réunion de famille dans le petit État indien du Sikkim. Un roman de Prajwal Parajuly à l’humour mordant.

Patrick de Jacquelot

Sur la littérature indienne, voir: quelques clés pour explorer un continent



Fuir et revenir démarre sur les chapeaux de roue avec une scène d’anthologie. On y voit Chitralekha, presque 84 ans, dans sa maison de Gangtok, dans l’État du Sikkim, au nord-est de l’Inde. Cette vieille dame terrible s’apprête à recevoir un politicien, leader d’un parti qui promet aux habitants népalophones du Gorkhaland voisin, actuellement inclus dans le grand État du Bengale-Occidental, d’obtenir la création d’un État séparé. Chitralekha prend un malin plaisir à faire attendre dehors son interlocuteur, puis à souffler le chaud et le froid à propos de son soutien éventuel et enfin le manipule de façon magistrale en lui soufflant l’idée d’imposer à la population le port du vêtement traditionnel népalais comme moyen de renforcer le sentiment national gorkha. Bien entendu, ajoute-t-elle enfin, c’est « mon usine [qui] fournira tous les vêtements népalais aux magasins. […] Et vos hommes s’occuperont de tous ces magasins qui n’achètent pas encore leur marchandise en gros à mon usine, n’est-ce pas ? » Une précision qui suscite chez le politicien une réaction dont « Chitralekha ne parvint pas à déterminer si c’était un regard indigné ou admiratif ».

Riche femme d’affaires de la région, la vieille dame a beau avoir atteint un âge avancé, elle n’a pas fini de s’amuser. Elle aime être courtisée par les hommes politiques, faire manger dans sa main le ministre en chef du Sikkim, jouer des uns et des autres, et, toujours, faire prospérer ses affaires. Mais ces jours-ci, il y a plus important pour elle que ces banales occupations : Chitralekha s’apprête à fêter ses 84 ans, c’est-à-dire son chaurasi, une célébration très importante (pour des raisons assez obscures) dans les traditions locales. Et pour l’occasion, événement sans précédent depuis de nombreuses années, ses quatre petits-enfants reviennent dans la maison familiale.

Détail de la couverture du roman "Fuir et revenir" de Prajwal Parajuly, Éditions Emmanuelle Collas (Crédit : DR) 

PESANTS SECRETS

Il faut dire que la famille de Chitralekha n’est pas simple. Après la mort accidentelle de son fils et de sa belle-fille, elle a élevé seule ses petits-enfants qui, depuis, se sont tous éloignés de leur terrible grand-mère – on se demande pourquoi. Et tous sont chargés de lourds fardeaux ou de pesants secrets qui leur font redouter cette grande réunion de famille. Il y a le fils aîné Agastaya, qui mène une brillante carrière de médecin à New York. Il sait qu’il va être soumis par sa grand-mère et ses sœurs à une pression intense pour qu’il consente enfin à se marier. Lui ne demanderait pas mieux et il a d’ailleurs trouvé la personne adéquate : le menu problème, c’est qu’il s’agit d’un homme et qu’un mariage homosexuel ne fait pas franchement partie des traditions familiales.

Il y a sa sœur Manasa, brillante diplômée d’Oxford, qui a épousé un homme d’une grande famille népalaise et vit à Londres, mais n’a pas d’enfant et a dû abandonner tout espoir de carrière pour devenir l’infirmière à domicile de son beau-père. Laide, aigrie, frustrée, elle se revendique comme « méchante ». La deuxième sœur, Bhagwati, a une vie tout à l’opposé. Très belle, elle a déshonoré sa famille en épousant un intouchable de la communauté népalaise du Bhoutan. Cela lui a valu d’être répudiée par sa grand-mère brahmane (donc membre de la caste la plus élevée) qui ne veut rien avoir à faire avec le mari de sa petite-fille ni avec ses deux arrière-petits-enfants qu’elle considère comme des « bâtards » impurs.

Les cérémonies du chaurasi seront la première occasion depuis très longtemps où elle acceptera de revoir Bhagwati qui, entre-temps, n’a pas eu une vie facile. Son mari et elle ont fait partie des népalophones expulsés du Bhoutan, ont vécu des années en camp de réfugiés au Népal avant d’être acceptés aux États-Unis. Ils y vivent misérablement dans le Colorado, elle enchaînant les petits jobs de plongeuse en restaurant ou de vendeuse et son mari incapable de trouver un travail.

Il y a enfin le deuxième fils, Ruthwa, un écrivain à la carrière chaotique. Son premier roman a eu un énorme succès grâce aux horreurs qu’il y racontait de façon transparente sur sa famille et notamment sa grand-mère, qui depuis nie jusqu’à son existence. Son deuxième roman a fait tout autant de bruit mais pour une autre raison : le fait qu’y soit inclus un plagiat direct de Naipaul. Couvert d’opprobre dans le milieu littéraire, Ruthwa cherche le moyen de relancer sa carrière.

Couverture de "Fuir et revenir"

Et pour ne rien arranger, à la grand-mère et ses quatre petits-enfants vient s’ajouter une sixième personne qui fait – presque – partie de la famille : Prasanti, une hijra (eunuque transgenre), la domestique favorite de Chitralekha, paresseuse, menteuse, voleuse, qui n’a pas son pareil pour mener sa maîtresse par le bout du nez et se faire pardonner ses pires insolences.

Les retrouvailles de tout ce petit monde haut en couleurs ne sont pas de tout repos. Personne n’a la langue dans sa poche, les pires vacheries volent en rangs serrés et les coups de théâtre se succèdent : arrivées inattendues, conséquences catastrophiques des nouvelles tentatives littéraires de Ruthwa… Mené à un train d’enfer, le récit fait parfois penser aux films comiques où les gags s’enchaînent sans discontinuer.

FAILLES INTIMES

Fuir et revenir n’est cependant pas seulement une comédie familiale à l’humour plutôt noir. Les différents personnages ont une vraie épaisseur, avec leurs failles et leurs drames intimes. Tous s’interrogent sur le sens de leur vie. Bhagwati en arrive même à se demander si, en dépit des extrêmes difficultés de sa vie de réfugiée, elle n’est pas plus heureuse que tous les autres membres de sa famille. La question de l’identité est omniprésente puisque tous les personnages sont écartelés entre plusieurs cultures. Les enfants expatriés, bien sûr, déchirés entre leurs racines indiennes ou népalaises et leurs vies occidentales – un phénomène que l’auteur, Prajwal Parajuly, connaît bien puisque, fils d’un père indien et d’une mère népalaise, il vit lui-même entre New York, Oxford et Gangtok. Mais même Chitralekha, qui n’a jamais bougé de chez elle, est prise entre le Gorkhaland d’où elle vient, le Sikkim (ancien petit royaume annexé par l’Inde) où elle vit et l’Inde, pays dont elle est citoyenne. En dépit de son caractère d’acier, Chitralekha a d’ailleurs aussi ses failles intimes. Dans certains moments de lucidité, elle se demande comment elle en est arrivée à rompre à des degrés divers avec tous ses petits-enfants. « Comment se fait-il que tes quatre petits-enfants soient aujourd’hui tes ennemis ? », lui balance Manasa, impitoyable.

En toile de fond de cet excellent roman, le lecteur, balloté sans cesse entre le rire et les grincements douloureux, trouvera en outre plein d’informations sur des mondes dont on entend rarement parler : le Sikkim, le Gorkhaland, la communauté népalophone persécutée du Bhoutan… Un premier roman qui se révèle une pleine réussite.

A LIRE

Fuir et revenir, Prajwal Parajuly, traduction de Benoîte Dauvergne, Éditions Emmanuelle Collas, 420 pages, 21 euros

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