Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact

LITTERATURE

Quichotte de Salman Rushdie, quand la fiction remplace la réalité


Thèmes: Culture

Asialyst, 17 décembre 2020

L’écrivain d’origine indienne livre avec Quichotte un nouveau roman qui mêle jeu virtuose sur les différents niveaux de fiction littéraire et commentaires acérés sur l’actualité du monde « réel ».

Patrick de Jacquelot

Sur la littérature indienne, voir: quelques clés pour explorer un continent

Le Quichotte de Salman Rushdie commence exactement sur le modèle du Don Quichotte de Cervantès. Là où ce dernier consacre ses premières pages à détailler les nombreux romans de chevalerie à la lecture desquels son héros consacre ses jours et ses nuits, Rushdie livre dès sa première page une énumération hilarante des émissions télévisées en tous genres qui absorbent la totalité des facultés mentales déclinantes de son personnage. On pourrait dès lors s’attendre à ce que le Quichotte n°2 soit une transposition méthodique du Quichotte n°1 dans notre période contemporaine. Sauf que les choses se compliquent rapidement…

Ce qui a retenu l’attention de Rushdie dans le chef-d’œuvre immortel de la littérature espagnole, c’est ce thème de l’impossibilité pour celui qui se prend pour un chevalier errant de faire la différence entre fiction et réalité. Mais ce qui, il y a quatre cents ans, était un problème circonscrit à un individu s’étend aujourd’hui à la société toute entière. Dans le courant du roman, Rushdie mentionne une série télévisée qui crée « le personnage totalement imaginaire d’un chef de l’exécutif [américain] obsédé par les chaînes d’information en continu, prompt à céder aux caprices d’une base de suprémacistes blancs », ayant « un dégoût imaginaire pour les immigrés » et une « incapacité fictive à se concentrer sur des détails complexes ». Une façon pour l’écrivain de demander : comment peut-on encore créer da la fiction dans un monde où Trump est président des États-Unis ?

L'écrivain britannique d'origine indienne Salman Rushdie (Copyright : Syrie Moskowitz) 

Quichotte, dès lors, se présente comme une plongée vertigineuse dans une fiction à multiples niveaux enchevêtrés. On commence par suivre Quichotte, minable voyageur de commerce parcourant les routes des États-Unis en rêvant de sa Dulcinée : la star de télévision Salma R. dont il est éperdument amoureux au point d’être persuadée que lorsque leur union interviendra, l’univers cessera d’exister. Dans sa lente traversée de l’Amérique, Quichotte « invente » un fils imaginaire, Sancho, qui, pour être né de son désir d’avoir un enfant, n’en est pas moins bien réel – si l’on ose dire.

Mais au bout d’un petit moment, on découvre que Quichotte et ses aventures sont en fait le fruit de l’imagination d’un écrivain, Sam DuChamp, dont Rushdie raconte la vie qui inspire celle de son personnage. Les niveaux de fiction commencent dès lors à se mélanger joyeusement, au gré de mises en abyme virtuoses : nous regardons, en fait, un écrivain « réel » – enfin, on le suppose -, Salman Rushdie, créer un écrivain imaginaire, Sam DuChamp, qui crée un personnage, Quichotte, qui imagine un fils, Sancho…

SOUS-CULTURE ABRUTISSANTE

On n’essaiera même pas de résumer les intrigues qui se mêlent, se croisent, déteignent l’une sur l’autre à la manière d’un plat de spaghettis passé à la centrifugeuse. Notons en revanche que Rushdie profite de son roman pour nous parler de beaucoup de choses. Un objectif que l’on retrouve explicité lorsque l’auteur fictif DuChamp détaille à sa sœur son projet de roman, en un écho fidèle des projets de son auteur réel, Rushdie :

« Il évoqua son intention de s’attaquer à la sous-culture abrutissante et destructrice de notre époque tout comme Cervantès était parti en guerre contre la sous-culture de son temps. Il expliqua qu’il essayait aussi d’écrire sur l’amour impossible et obsessionnel, les relations père-fils, les disputes entre frères et sœurs et, oui également, les choses impardonnables, sur les immigrants indiens, sur le racisme dont ils sont victimes, sur les escrocs qu’il y a parmi eux, sur les cyber espions, la science-fiction, l’entrelacement de la fiction et des réalités « réelles », la mort de l’auteur, la fin du monde. Il lui dit qu’il voulait utiliser des éléments de parodie, de satire et de pastiche.
– Rien de bien ambitieux en somme, dit-elle.
– Et ça parle aussi de l’addiction aux opioïdes, ajouta-t-il. »

Rushdie respecte à la lettre ce programme. Son livre propose, entre bien d’autres choses, un portrait terrifiant des manœuvres des laboratoires pharmaceutiques américains qui prospèrent sur la distribution de médicaments opioïdes hautement addictifs ; une attaque en règle contre les débordements de haine sur les réseaux sociaux et le cyber harcèlement ; des commentaires sur la situation politique des pays qui lui tiennent à cœur, la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Inde. « Il nous faut séjourner pour quelque temps chez les Anglais, que l’on a si longtemps tenus pour le peuple le plus pragmatique et le plus doué de bon sens qui soit et qui se retrouve aujourd’hui à l’écart à cause d’une décision violente et nostalgique relative à son avenir », lance-t-il dans un commentaire de pleine actualité sur le Brexit, avant de souligner que « dans les deux autres pays dont parle notre histoire », la situation est encore pire. « Dans l’un de ces deux autres pays, des citoyens noirs étaient régulièrement tués par des policiers blancs […] et des enfants étaient assassinés dans des écoles parce qu’un amendement constitutionnel facilitait le meurtre des enfants dans les écoles ; et, dans l’autre pays, un homme avait été lynché par des fanatiques de la vache sacrée pour avoir commis le crime d’avoir eu dans sa cuisine ce qu’ils pensaient être de la viande de bœuf, tandis qu’une gamine de huit ans originaire d’une famille musulmane avait été violée et tuée dans un temple hindou histoire d’infliger une bonne leçon à la population musulmane. »

Si Rushdie est aujourd’hui un citoyen du monde qui se partage entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, ses racines indiennes demeurent omniprésentes dans son œuvre. Tout comme lui, tous les personnages importants de Quichotte sont nés à Bombay avant d’émigrer aux États-Unis : DuChamp, sa sœur, Quichotte, Salma, le patron du groupe pharmaceutique distribuant des opioïdes, etc. Le racisme dont ils sont victimes, les agressions de la part de bons citoyens américains qui ne font pas la différence entre un Iranien, un membre d’Al-Qaïda, un hindou ou un sikh, sont décrits avec précision. Cette communauté indienne installée aux États-Unis n’échappe pas pour autant aux sarcasmes de son illustre représentant. Cette diaspora « était pleine de faux Indiens, des gens qui avaient été déracinés depuis si longtemps que leur âme mourrait de soif, des gens qui ne savaient plus quelle langue parler ni quels dieux adorer, des gens qui, de façon pathétique, achetaient de l’art indien pour accrocher leur identité à leurs murs ».

PORTES VERS DES UNIVERS PARALLÈLES

Très curieusement pour un roman inspiré par un livre vieux de quatre siècles, la science-fiction est très présente aussi dans Quichotte. C’est elle qui permet à Rushdie, ou à DuChamp, on ne sait plus trop, de pousser jusqu’à sa conclusion logique l’effondrement de la notion même de réalité. Dans l’histoire de Quichotte imaginée par DuChamp, la trame de la réalité part en lambeaux, menaçant l’existence de l’humanité. D’où l’entrée en scène d’un autre personnage fascinant : Evel Cent, milliardaire et scientifique aussi génial que manipulateur et mythomane, qui s’est donné pour mission d’inventer des portes permettant de passer dans des univers parallèles – seul moyen de sauver l’humanité. Un personnage qui emprunte quelques traits à Elon Musk, l’indianité en plus car oui, bien sûr, il est né lui aussi à Bombay.

Si tout cela donne l’impression que le roman part dans tous les sens, c’est qu’effectivement, il part dans tous les sens – mais de façon maîtrisée. En brossant le portrait d’un monde où la réalité s’effiloche, Rushdie délivre un message politique. Il s’en prend explicitement à « tous les ennemis de la réalité contemporaine : les adversaires de la vaccination, les fondus du changement climatique, les nouveaux paranoïaques, les spécialistes des soucoupes volantes, le président, les fanatiques religieux, ceux qui affirment que Barack Obama n’est pas né en Amérique, ceux qui soutiennent que la Terre est plate, les jeunes prêts à tout censurer, les vieux cupides, les trolls, les clochards bouddhistes, les négationnistes, les fumeurs d’herbe […] et la chaîne Fox ».

Mais ce roman à tiroirs est avant tout un formidable jeu narratif. Rushdie est un virtuose de l’écriture qui combine avec bonheur les multiples « couches » de fiction et les multiples niveaux de lecture. Ce conteur d’histoires hors pair entraîne son lecteur dans un labyrinthe dans lequel ce dernier finit toujours (ou presque) par retrouver son chemin. Ce faisant, Rushdie multiplie aussi les références littéraires les plus variées, allant de la littérature universelle à la culture populaire contemporaine. Le lecteur de Quichotte se voit ainsi confronté non seulement au chef-d’œuvre de Cervantès mais aussi à l’extraordinaire nouvelle de science-fiction d’Arthur C. Clarke, Les neuf milliards de noms de Dieu, à Ionesco, à Bollywood, et bien d’autres choses encore. Autant de caractéristiques qui marquaient déjà son roman Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits avec encore plus de succès, peut-être grâce à un fil conducteur plus structuré.

A LIRE

Quichotte, Salman Rushdie, traduction de Gérard Meudal, Actes Sud, 432 pages, 23 euros.


Accueil

Articles

Photos

Profil

Contact