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Voici les vrais Slumdog millionnaires

 

La Tribune, 20 février 2009

A Dharavi, le bidonville de Bombay où se passe le film de Dany Boyle, ils sont des dizaines à accumuler des fortunes grâce à leur « petite » entreprise.

PAR PATRICK DE JACQUELOT, à Bombay

Voir le diaporama associé Dharavi, le bidonville géant de Bombay. Sur Bombay en général, voir l'article Bombay, maximum chaos et le diaporama Bombay, maximum chaos. Et une sélection de livres et de films consacrés à Bombay.

 

« Slumdog Millionaire », le film de Danny Boyle, qui s’attend à recevoir une pluie d’oscars ce week-end, raconte l’histoire d’un jeune habitant de Dharavi, le grand bidonville de Bombay, qui gagne une fortune en participant à un jeu télévisé. Une très belle histoire, parfaitement imaginaire.

Dans la réalité, il y a bien des millionnaires à Dharavi, millionnaires en roupies, ce qui n’est pas trop difficile (1 million de roupies équivaut à 16.000 euros), mais millionnaires en dollars aussi. Ces fortunes, considérables à l’échelle de l’Inde et colossales à celle d’un bidonville, n’ont pas été gagnées à la télévision mais en faisant du business. Car le plus grand bidonville d’Inde est avant tout un incroyable « quartier d’affaires ».

Des ateliers entassés les uns sur les autres, des locaux où des dizaines de personnes trient des déchets à la main, des « usines » de 20 m2 abritant une machine à broyer le plastique, des ruelles encombrées de ballots, des toits en tôle qui servent d’entrepôts, une activité frénétique, incessante, étourdissante...

Dharavi ne correspond en rien au cliché du bidonville fait de bâches et de cartons et de planches où survivent des miséreux. Avec ses 230 hectares et sa population estimée grossièrement à 700.000 personnes, Dharavi, situé en plein cœur de Bombay, la capitale financière de l’Inde, est une vraie ville vouée avant tout à l’industrie et au commerce.

RECYCLAGE DU PLASTIQUE

Abbas Galwani, potier

Des poteries, du textile, des produits alimentaires, de recyclage de matériaux, on fait de tout à Dharavi, où des milliers de microentreprises se nourrissent les unes les autres. Dans la chaîne de recyclage du plastique, par exemple, les ramasseurs, qui collectent dans tout Bombay, alimentent les trieurs, qui fournissent les broyeurs, qui transmettent aux fondeurs... L’activité de Dharavi s’incarne à travers une myriade d’entreprises, le plus souvent petites, et parfois très grosses dont le chiffre d’affaires cumulé se compte en centaines de millions de dollars.

Au bas de l’échelle, on trouve par exemple Abbas Galwani, le potier, qui fait travailler trois membres de sa famille et trois ouvriers. Dans un atelier installé sur le toit de sa maison, il produit de la vaisselle et des objets décoratifs. Avec un chiffre d’affaires de 80.000 roupies par mois (1.300 euros) et un bénéfice de 30%, il ne fait pas partie des millionnaires, mais il ne se plaint pas. Son jeune frère a suivi une formation de sept mois à la céramique pour monter en gamme, il a investi dans un four au gaz pour ne plus polluer, et il ne rêve que modernisation et développement.

Un cran plus haut, voici Mohamad Nafish Khan, qui recycle le carton. Son entrepôt en tôle ondulée est encombré de ballots de vieux emballages, triés par ses quinze salariés. Un carton aux bords abîmés va être « raboté » et transformé en emballage « comme neuf ». Les déchets non récupérables seront recyclés. Sa PME réalise un chiffre d’affaires de 300.000 roupies par mois (4.500 euros), et son revenu, dit-il, représente 10 % de ce montant, soit près de dix fois les 3.500 roupies qu’il donne à ses ouvriers. Mohamad se plaint de la crise. Les cartons qu’il vendait à 7,5 roupies le kilo ne lui rapportent plus que 5 roupies aujourd’hui.

ÉGOUTS ET POUSSIÈRE

Pour se rendre dans le quartier du cuir, il faut traverser celui du plastique. Des rues, égouts à ciel ouvert, desservent des ateliers où des ouvriers broient des déchets de plastique dans une poussière infernale, vaguement protégés par un foulard sur le nez : inutile de dire que, à Dharavi, normes environnementales et règles d’hygiène n’ont pas cours.

Mohamad Nafish Khan, recyclage du carton

Chez Rajkumar Khandare, professionnel du cuir, c’est une vraie petite entreprise industrielle que l’on trouve. Employant une quinzaine de salariés, il dispose d’un parc de machines qui lui permet de traiter et de colorer les peaux, avant de les vendre aux fabricants d’accessoires. Son chiffre d’affaires de 5 millions de roupies par an (80.000 euros) lui rapporte une marge de 5 % à 10 %.

BUSINESS ET INNOVATIONS

Il apprécie par-dessus tout de travailler à Dharavi, dont la position centrale lui donne accès à un vaste marché. S’il devait s’en aller dans le cadre de la rénovation prévue du bidonville, il en est sûr : il perdrait sa clientèle.

En haut de l’échelle, enfin, on trouve des gens comme Mohamad Mustaqueem, avec ses 800 salariés et ses 2,5 millions de dollars de chiffre d’affaires (voir encadré). Un cas exceptionnel, mais pas unique. M. Muthuswamy, à la tête d’une société de restauration, est un autre exemple de réussite spectaculaire. Sacré « roi de l’idli », une galette de riz très populaire en Inde du Sud, il approvisionne tout Bombay et affectionne d’aller prendre ses commandes en Mercedes...

Cette vie économique intense a été saluée tout récemment par l’ex-ministre des Finances Chidambaram. À ses yeux, Dharavi « grouille d’idées de business et d’innovations ». Un bidonville prospère, si l’on ose dire, où la cohabitation entre ses millionnaires et ceux qu’ils font vivre semble sereine. « Aujourd’hui, il n’y a plus de misère à Dharavi, affirme Dinesh, qui y a passé toute son enfance. Tout le monde a l’électricité [parfois volée, Ndlr], presque tout le monde a la télévision. » Et les bâtiments sont largement en dur, même s’ils sont de bric et de broc. Dharavi n’en reste pas moins un bidonville, avec peu d’eau courante, pas de toilettes à domicile ni de système d’assainissement.

Paradoxalement, la richesse de la vie industrielle et commerciale de Dharavi vient compliquer un projet majeur : celui de sa rénovation. Élaborée par le consultant immobilier Mukesh Mehta pour le compte de la municipalité de Bombay, l’opération vise à raser la totalité du bidonville pour édifier une cité ultramoderne. Les travaux seront menés à bien par des promoteurs qui fourniront des logements gratuits aux habitants du bidonville. En échange, ils vendront des logements haut de gamme qu’ils édifieront à côté, en profitant des prix exorbitants de l’immobilier de Bombay, l’un des plus chers du monde.

Les ateliers de Mohamad Mustaqueem

Le problème, c’est que la population de Dharavi ne se laisse pas facilement convaincre. Les habitants recevront uniformément un appartement neuf de 27 m2, ce qui est avantageux pour nombre d’entre eux mais pas pour tous. Les artisans s’inquiètent de ne pouvoir travailler dans ces appartements, et les petites entreprises craignent de ne pas obtenir les surfaces dont elles ont besoin.

FLAMBÉE DE L’IMMOBILIER

Si quelqu’un de l’envergure de Mohamad Mustaqueem voit tout l’intérêt de la flambée de l’immobilier qui résultera d’une telle rénovation urbaine, les petits entrepreneurs redoutent la disparition de leur affaire. « Les habitants des bidonvilles représentent un énorme potentiel électoral, explique Mukesh Mehta, nous ne sommes pas en Chine, les autorités font tout ce qu’elles peuvent pour leur donner satisfaction. »

Le projet a déjà pris des années de retard. Alors que les consortiums intéressés doivent maintenant présenter leurs offres, la crise du crédit vient encore compliquer les choses. « La crise mondiale nous réjouit, lance Rajkumar Khandare, elle va repousser pour longtemps la rénovation de Dharavi ! » Et en attendant, les affaires continuent.

 

Encadré

MOHAMAD MUSTAQUEEM, MODÈLE EN SON GENRE

Mohamad Mustaqueem, magnat de Dharavi

Le vrai « Slumdog millionaire » de Dharavi, c’est lui : Mohamad Mustaqueem passe pour l’un des hommes les plus riches du bidonville. CM Craft, sa société de fabrication de vêtements, « emploie 700 à 800 personnes et fait un chiffre d’affaires de 2,5 millions de dollars par an », confie, ravi, ce quinquagénaire à l’épaisse barbe grise. Une « success story » hors du commun et 100 % Dharavi...

Si Mohamad Mustaqueem dispose d’un bureau avec table vernie immaculée et air conditionné, il y passe manifestement très peu de temps. C’est au milieu de ses ouvriers qu’il est dans son élément. « Je suis arrivé à Bombay en 1970, à 13 ans, raconte-t-il. Je ne connaissais personne et je travaillais dans un atelier de couture où je balayais le sol. Mais le soir, je m’entraînais sur la machine à coudre avant d’aller dormir dans la rue. »

Quatre ans plus tard, l’adolescent s’installe à Dharavi avec deux machines à coudre. Il en possède plusieurs centaines aujourd’hui. Le créneau de CM Craft, c’est la fabrication de chemisiers relativement sophistiqués avec broderies, perles cousues, etc. Des produits que des exportateurs indiens lui achetaient volontiers. Mais le déclic est intervenu voici une dizaine d’années. « Je me suis dit que, plutôt que de vendre à des intermédiaires, je pouvais exporter moi-même », raconte le PDG du bidonville. Un ami aux Etats-Unis le met en contact avec le grossiste américain Mona Lisa, un accord est trouvé. Et aujourd’hui, se félicite-t-il, « je vends l’essentiel de ma production aux Etats-Unis et au Mexique ». Se retrouver à la tête d’un business qui pèse quelques millions de dollars n’a pas incité Mohamad Mustaqueem à s’éloigner de Dharavi. Il habite dans l’un des quelques immeubles construits au milieu du bidonville et affirme consacrer beaucoup de temps aux activités sociales du lieu.

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