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L'Inde malade de ses mines

 

Les Echos, 15 février 2011

Bénéficiant de réserves considérables et d'une demande en plein boom, le secteur minier indien concentre aussi affaires de corruption, ravages environnementaux et rébellion maoïste.

 

Une tribu qui ignore tout du monde moderne et vit en symbiose avec la forêt, qu'elle considère comme sacrée et qui lui fournit abri et nourriture voit arriver une entreprise aux capitaux énormes et à la technologie sophistiquée qui menace de raser les arbres pour exploiter les ressources minières du sous-sol. La tribu se révolte contre le géant minier. Qui va gagner ? Dans le film « Avatar », la tribu, bien sûr. Mais en Inde, c'est également ce qui se passe dans la vie réelle. Pour le moment du moins... En août dernier, les protestations acharnées des tribus locales ont eu raison des projets du groupe Vedanta. L'entreprise britannique à capitaux indiens envisageait d'ouvrir une mine géante de bauxite dans l'Orissa, dans l'est du pays : le ministère de l'Environnement le lui a interdit. Une victoire exceptionnelle pour des indigènes illettrés, mais bénéficiant de l'appui de puissantes ONG.

A l'autre bout du pays, dans le Karnataka, les trois frères Reddy ont bâti un empire minier. Leurs moyens financiers sont tels qu'ils sont devenus les faiseurs de roi de l'Etat : deux des frères et leur associé occupent trois postes ministériels à Bangalore, capitale de la région. Cela n'a pas empêché la Cour suprême d'imposer l'année dernière l'arrêt de toutes leurs activités minières, tant elles reposaient sur la corruption, le non-respect des règles environnementales, l'exploitation à outrance. Les frères étaient allés jusqu'à déplacer les bornes marquant la limite territoriale du Karnataka pour exploiter illégalement des terres dans l'Etat voisin...

Corruption, violences exercées sur les communautés locales, dégâts environnementaux... Y aurait-il quelque chose de pourri dans le secteur minier indien, qui concentre en outre les zones de rébellion maoïste agitant le pays ? Le secteur a pourtant a priori tout pour plaire. Comme le note une étude d'Ernst & Young, l'Inde « détient d'abondantes réserves de minéraux clefs » et fait partie « des leaders mondiaux pour la production de minerai de fer et de bauxite ». Des ressources dont la consommation va exploser. S'appuyant sur l'exemple de la Chine, le broker CLSA estime que « la demande de minerais et de métaux va être multipliée de deux à quatre fois dans les dix années à venir ».

Populations tribales démunies

L'Inde pourrait donc s'estimer heureuse d'avoir d'abondantes matières premières pour nourrir sa croissance, mais ce n'est pas si simple. Pour comprendre le problème, explique Chandra Bhushan, directeur adjoint du Centre for Science and Environment de New Delhi, « il suffit de juxtaposer les cartes des forêts, de la pauvreté, des tribus, du maoïsme : elles se recouvrent largement ».

De fait, les ressources minières sont en grande partie situées dans les régions les plus reculées du pays, généralement boisées et habitées par des populations primitives. Ces membres de tribus datant d'avant la société hindoue sont « au moins 80 millions qui vivent au contact de la nature et n'ont aucun rapport avec l'économie du pays », estime Babu Mathew, de l'ONG ActionAid. Dans ces zones boisées, explique le responsable d'une ONG internationale, « il n'y a pas de routes, pas d'école à moins de 50 ou 100 km. Les populations locales ne sont pas éduquées, ignorent leurs droits et sont complètement démunies quand des groupes miniers arrivent ».

« Le secteur minier est au sommet de la corruption en Inde, tant l’attribution des droits est discrétionnaire. »
CHANDRA BHUSHAN, DIRECTEUR ADJOINT DU CENTRE FOR SCIENCE AND ENVIRONMENT


Ces derniers ont d'autant plus tendance à négliger ces « primitifs » que les licences minières sont bien souvent obtenues grâce à la corruption. « Le secteur minier est au sommet de la corruption en Inde, affirme Chandra Bhushan, tant l'attribution des droits est discrétionnaire. » La décision incombe le plus souvent aux bureaucrates de l'Etat ou à leurs maîtres politiques, ce qui ouvre la porte à tous les abus. Un exemple fameux : Madhu Koda, ex-Premier ministre du Jharkhand, un Etat pauvre en tout, sauf en minerais, qui en quelques années a amassé une fortune évaluée à plus de 1 milliard de dollars...

Dans ces conditions, l'indemnisation des populations locales expulsées constitue rarement le souci premier des industriels. Les tribaux se voient donc souvent offrir une maigre pitance en échange de la perte totale de leurs moyens d'existence. Si l'on ajoute à cela les dégâts sur l'environnement - destructions de forêts, pollution des eaux -, on comprend qu'il y ait « un complet manque de compréhension entre les locaux et les groupes miniers, affirme Vrinda Grover, avocate à la Cour suprême. Ces gens sont en position de tout perdre et le patronat minier ne voit pas le problème ! »

Résultat : les expulsions de populations liées aux exploitations minières « fournissent des recrues toutes trouvées pour les maoïstes », note un expert occidental. Les mines passent également pour financer le mouvement, obligées de payer l'impôt révolutionnaire si elles veulent travailler. Le mouvement maoïste, appelé ici « naxalite », est un fléau qui affecte une part sans cesse croissante de l'Inde : tous les Etats de l'Est, du Bengale occidental jusqu'à l'Andhra Pradesh. Dans les parties rurales de ces Etats, des dizaines de milliers de militants tiennent des régions entières et livrent de véritables petites guerres aux forces de l'ordre. « Les officiels locaux reconnaissent qu'il y a des zones où ils ne pénètrent pas », raconte un responsable d'ONG. Extrêmement virulente, la guérilla naxalite a fait plus de 1.000 morts l'année dernière, la violence des forces de l'ordre envers les populations civiles, accusées de complicité avec les maoïstes, étant souvent dénoncée par les ONG. Le Premier ministre, Manmohan Singh, estime que la rébellion naxalite est le plus grand danger qui menace l'Etat indien, plus grave, donc, que le terrorisme islamique...

Réveil du gouvernement

Confrontés à de tels problèmes, les pouvoirs publics tentent d'agir. Sur le plan judiciaire, des mesures comme le blocage des mines des frères Reddy et les poursuites engagées contre eux veulent symboliser leur détermination. Le ministre de l'Environnement, Jairam Ramesh, est de plus en plus actif dans la protection tant du patrimoine naturel que des populations fragiles. Sa décision de bloquer la mine de Vedanta a été saluée par les activistes. Le ministre veut également imposer la notion de zones « No Go » : à partir d'une certaine densité de forêt, aucune mine ne serait autorisée.

Un projet de loi controversé prévoit d’imposer aux opérateurs de distribuer chaque année 26 % des bénéfices de la mine aux populations locales.

La pièce maîtresse de l'action gouvernementale tient dans un projet de loi sur le secteur minier qui veut introduire de profondes réformes. Les licences pourraient être vendues par le biais d'enchères publiques, ce qui ferait disparaître les attributions discrétionnaires entre amis. Une approche large de l'indemnisation des habitants serait encouragée : prix d'achat plus élevé, distribution d'actions des sociétés concernées, aide à la reconversion des personnes perdant leur travail, attribution d'un emploi par famille affectée, etc.

La mesure la plus spectaculaire du projet de loi consiste à imposer aux opérateurs de distribuer chaque année aux populations 26 % des bénéfices de la mine, histoire de montrer que les communautés seront concrètement intéressées au développement économique créé par la nouvelle implantation.

Côté défenseurs des tribaux, on voit généralement dans ce projet « un premier pas dans la bonne direction ». Mais côté industrie, l'accueil est frais. « Oui, nous voulons le développement, oui, il faut réinvestir dans les services sociaux, l'éducation, la santé, affirme aux « Echos » Rajan Bharti Mittal, président de l'organisation patronale Ficci. Mais est-ce que l'octroi de 26 % des bénéfices est la seule solution ? Il y a d'autres façons de faire, nous discutons avec le gouvernement... » D'autres sont moins diplomates : le patron du grand sidérurgiste public Sail a manifesté son opposition à l'idée des 26 % et les représentants des petites mines hurlent à la faillite. Les adversaires du projet et aussi certains de ses partisans soulignent la complexité d'un tel partage des bénéfices : comment déterminer les bénéfices réels d'une mine qui, souvent, est partie intégrante d'un vaste groupe ? Comment sélectionner les bénéficiaires ? Comment assurer le suivi de la distribution des bénéfices dans le temps, puisque la disposition est prévue pour l'éternité ? Autant de questions qui promettent de vifs débats quand le projet de loi sera présenté au Parlement. Et l'industrie n'est pas plus enthousiaste pour le projet des zones « No Go » : des terres riches en minerais se trouveraient automatiquement interdites, y compris des centaines de mines existantes. Au point que le ministère du Charbon fait campagne contre les idées du ministère de l'Environnement.

Casse-tête inextricable

Tout cela désole le directeur adjoint du Centre for Science and Environment : « L'industrie continue à penser que c'est "business as usual", ils ne comprennent pas ce qui se passe... » Selon Anjani Agrawal, responsable du secteur minier chez Ernst & Young, « les parties en cause, industriels, partis politiques et autres, réfléchissent "en silos", en ne prenant en compte que leurs propres intérêts. Or il est clair que, désormais, avoir une licence minière ne suffit pas, il faut aussi obtenir une "licence sociale". C'est-à-dire bâtir un projet qui contribuera au bien-être des populations. Cela suppose de travailler avec les communautés locales pour voir comment leur fournir de l'eau, améliorer leur santé, les éduquer et les former... » Et le responsable d'Ernst & Young d'appeler à des discussions ouvertes entre toutes les parties intéressées, où chacun saurait dépasser la stricte défense de ses intérêts. Ce qui n'a rien d'évident car, comme le souligne Anjani Agrawal lui-même, « le secteur privé a toujours reculé devant l'idée de négocier avec les communautés, il préfère laisser ça aux autorités ».

Tout laisse à penser, de fait, que le développement des mines en Inde va devenir un casse-tête de plus en plus inextricable pour le gouvernement, appelé à arbitrer coûte que coûte entre les impératifs de développement économique, de protection des populations fragiles et de l'environnement, et de lutte contre la menace maoïste. Des impératifs empreints de telles contradictions qu'il n'y a pas de bon choix, juste des décisions moins mauvaises que d'autres.

PATRICK DE JACQUELOT
CORRESPONDANT À NEW DELHI

CHIFFRES CLEFS

2.729 mines recensées (mars 2010).
150.000 personnes employées (mars 2010).
3e producteur mondial de charbon (7,5 % de la production mondiale).
4e producteur mondial de minerai de fer (9,9 %).
6e producteur mondial de bauxite (7,3 %).
6e producteur mondial de manganèse (6,3 %).
90 % des réserves de charbon et 80 % des autres minerais sont dans des zones tribales.
De 1998 à 2005: 216 projets miniers autorisés par an en zone forestière.
De 1980 à 1997 : 19 projets miniers autorisés par an en zone forestière.
Sources : Ernst & Young, CLSA.

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