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L'Inde se rêve en grande puissance industrielle

 

Les Echos, 5 décembre 2011

L’ANALYSE DE PATRICK DE JACQUELOT

 

A quoi ressemble un salarié indien ? L'image qui vient à l'esprit est celle d'un jeune vêtu à l'occidentale, penché sur l'ordinateur d'une société informatique. Et un travailleur indien ? C'est à un paysan peinant dans un champ caillouteux que l'on pense. Ni dans un cas ni dans l'autre on évoquera un ouvrier dans une usine. Des réflexes qui reflètent une réalité : l'Inde est un pays peu développé sur le plan industriel. Une situation de plus en plus problématique, à laquelle les autorités veulent remédier d'urgence.

Avec 16 % du PIB, l'industrie indienne fait pâle figure à côté de ses voisins asiatiques : 26 % en Indonésie, 28 % en Corée du Sud et surtout 32 % chez l'éternel rival et modèle, la Chine. Et ça ne peut plus durer, pensent les élites indiennes. Selon Rajat Nag, directeur général de la Banque asiatique de développement, qui intervenait au World Economic Forum tenu récemment à Bombay, le fait que l'Inde soit forte dans les services alors que la Chine l'est dans l'industrie a pour conséquence que « en Chine, 1 % de croissance du PIB fait baisser la pauvreté de 0,8 % alors qu'en Inde la même croissance la fait reculer de 0,3 % seulement ». L'emploi est directement affecté. Dix à douze millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. Si le pays veut poursuivre son développement, il ne peut les laisser dans le monde rural qui emploie encore plus de 60 % de la population. Et ce ne sont pas les services informatiques qui vont les absorber. Comme le déclarait il y a quelques mois aux « Echos » Narayana Murthy, fondateur de la SSII Infosys, ce secteur « ne peut employer que des gens très formés », la priorité pour l'Inde est donc de « développer l'industrie "low tech", qui peut créer des emplois pour les Indiens illettrés ou peu éduqués » sur le modèle chinois. Finalement, résume B. Muthuraman, président de l'organisation patronale CII, « il n'y a pas un grand pays dans le monde qui se soit développé sans une industrie forte ».

Décidée à devenir une grande nation industrielle, l'Inde a annoncé fin octobre sa National Manufacturing Policy (NMP), ou politique industrielle nationale. Les ambitions tiennent en deux chiffres : porter d'ici à 2012 la part de l'industrie dans le PIB de 16 à 25 %; créer d'ici là cent millions d'emplois industriels. Ce n'est pas rien. Mais selon le ministre du Commerce et de l'Industrie Anand Sharma, « la Chine l'a fait, l'Allemagne l'a fait, maintenant l'Inde a décidé de le faire ! »

Avec 16 % du PIB, l’industrie indienne fait pâle figure à côté de ses voisins asiatiques : 26 % en Indonésie, 28 % en Corée du Sud et, surtout, 32 % chez l’éternel rival et modèle, la Chine.

 

L'industrie indienne reste relativement sous-développée

Sur le papier, les moyens déployés sont impressionnants. L'axe central repose sur la création de National Investment and Manufacturing Zones (NIMZ), des zones industrielles de 5.000 hectares minimum dotées de multiples avantages. Des infrastructures pour commencer, routes, électricité, ports ou aéroports. Ces zones bénéficieront d'un privilège exorbitant : toutes les formalités des entreprises s'y feront via un guichet unique. Ce qui fait presque pleurer d'émotion les industriels indiens : « Pensez qu'aujourd'hui, il faut 100 à 150 autorisations pour construire une infrastructure, lance Baba Kalyani, le PDG du groupe Bharat Forge, alors un guichet unique ! » Autre singularité : ces zones seront largement autorégulées, avec des dispositifs allégés en matière sociale, environnementale, etc. Ce qui a d'ailleurs suscité l'ire des ministères des Affaires sociales et de l'Environnement, hostiles à la dilution de leurs pouvoirs dans les NIMZ. A cela s'ajoutent toutes sortes de mesures allant d'avantages fiscaux jusqu'à la création d'une Bourse pour les PME.

Cette politique industrielle a été saluée comme historique par le patronat indien - qui ne pouvait faire moins vu les concessions dont les entreprises vont bénéficier. Mais de nombreuses questions de faisabilité se posent. Même les chefs d'entreprise les plus élogieux assortissent leurs compliments d'une remarque prudente sur la mise en oeuvre de la politique. L'incapacité à concrétiser les projets les mieux conçus est un fléau de l'Inde et la question renvoie en l'occurrence à la politique précédente des « zones économiques spéciales » qui n'a pas donné les résultats escomptés.

Surtout, zones ou pas zones, l'industrialisation de l'Inde est freinée par des problèmes fondamentaux dont on ne voit pas de façon évidente comment la NMP va les résoudre. D'abord l'état des infrastructures (énergie, transports, etc.) est le premier problème. La promesse d'infrastructures « de classe mondiale » dans les nouvelles zones industrielles ne peut être prise pour argent comptant. Ensuite le poids de la bureaucratie est une question majeure. Comme l'a fait remarquer lors du Forum Rudolf Hug, président du groupe suisse de logistique Panalpina, déplacer un camion de Delhi à Bombay suppose de passer « 36 contrôles, dont beaucoup peuvent être accompagnés de demandes de paiement ». Un fléau que le « guichet unique » à l'intérieur des zones ne traitera pas.

Le problème le plus grave est celui de la main-d'oeuvre. Le projet de NMP consiste explicitement à recycler vers des emplois industriels peu qualifiés les travailleurs souvent illettrés des campagnes. Mais « on ne peut avoir cent millions de personnes dans l'industrie sans avoir des gens qualifiés, souligne Jeffrey Joerres, PDG de Manpower, les chaînes de montage sont de plus en plus sophistiquées et il faut des gens capables d'assurer une production "just in time", de faire respecter les meilleures normes de qualité ». Ce qui nécessite un personnel d'encadrement industriel pour le moment insuffisant.

Finalement, estime Ben Verwaayen, PDG d'Alcatel et bon connaisseur du pays, « l'Inde sera dans dix ans un grand pays technologique (plutôt qu'un grand pays industriel). Le gouvernement se concentre sur les emplois à faible qualification, mais je pense que les choses se réaliseront à un niveau plus élevé. Ce qui signifiera moins d'emplois et davantage de valeur ajoutée ». Et ne suffira donc pas à traiter la question des douze millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail.

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