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En Inde, les services bancaires s'ouvrent aux plus pauvres

 

Thèmes: Pauvreté

Les Echos, 6 décembre 2011

Alors qu'un Indien sur deux n'a aucun accès à des services bancaires, les pouvoirs publics ont lancé la bataille de « l'inclusion financière ». Un outil essentiel de développement, mais qui n'a pas encore fait ses preuves...

 

L'audit de situation financière de la famille Sivanandham, réalisé par l'établissement KGFS, semble parfaitement classique : on y trouve l'énumération des membres de la famille, de leurs revenus et de leurs actifs, ainsi que les grosses dépenses à programmer comme l'éducation des enfants. De même, les recommandations formulées à l'issue du diagnostic (prendre un peu d'assurance-vie, diversifier l'épargne) n'ont rien que de très ordinaire pour un travail réalisé par le gérant de patrimoine de KGFS. Mais les chiffres en cause sont déroutants. Revenus annuels de cette famille de travailleurs agricoles : 1.000 euros. Total des biens possédés, en incluant téléphone portable et mixer (!) : 1.500 euros. A ce niveau-là, peut-on parler de « gestion de patrimoine », une notion souvent associée aux foyers ayant 1 million de dollars d'actifs disponibles ? « Tout à fait, éclate de rire Anil Kumar, directeur général d'IFMR Rural Finance qui pilote cette initiative, nous pensons que moins il y a de patrimoine, mieux il faut le gérer ! »

IFMR, qui dispose d'une centaine d'agences et de 175.000 clients, fait partie des nombreuses organisations qui se sont lancées sur un marché a priori surprenant : la fourniture de services financiers aux Indiens pauvres. Banques traditionnelles, acteurs de l'économie sociale, entreprises de technologie multiplient les expériences, poussés par les pouvoirs publics qui en ont fait une priorité nationale, sur le thème « pas de développement équilibré de l'Inde sans accès des pauvres aux services financiers ».

Très à la mode, l'idée d'« inclusion financière » ne peut se comprendre qu'en partant du constat de l'exclusion financière. Selon la banque centrale Reserve Bank of India, 145 millions de foyers, près de la moitié de la population, n'ont aucun accès aux services financiers. Les taux de pénétration de l'assurance-vie ou des crédits bancaires classiques sont encore bien plus faibles. A peine 33.500 des 600.000 villages ont une agence bancaire. Bref, comme l'explique Usha Thorat, qui était tout récemment sous-gouverneur de la RBI en charge de l'inclusion financière et qui dirige maintenant un think tank de la banque centrale, « quels que soient les paramètres, l'exclusion est très élevée ».

Des circuits informels

L'inclusion financière, un thème à la mode

On pourrait penser qu'une telle situation est certes malheureuse, mais en fait bien naturelle : pourquoi des populations extrêmement pauvres auraient-elles besoin de comptes en banque ? Ce serait une erreur : pouvoirs publics et spécialistes de la pauvreté considèrent que l'exclusion financière est catastrophique pour les personnes qui en sont victimes. Des exemples : sans compte en banque, on ne peut mettre son épargne à l'abri. On ne peut non plus transférer des fonds dans des conditions raisonnables, problème majeur pour les familles rurales où le père travaille en ville et doit envoyer de l'argent à sa femme au village. Plus grave, « les paysans, même tout petits, ont besoin de crédits bancaires pour acheter leurs engrais », explique le docteur Himanshu, spécialiste du monde rural à l'université Nehru. Enfin, les populations pauvres ne peuvent accéder à des assurances qui leur seraient bien utiles vu leur vulnérabilité.

Finalement, analyse Usha Thorat, « les pauvres ont probablement besoin d'épargner et d'emprunter plus que les gens intégrés financièrement. Et ce n'est pas comme s'ils ne le faisaient pas, simplement ils passent par les circuits informels », notamment les prêteurs de village qui tiennent souvent de l'usurier. En dehors des plus misérables, les populations pauvres épargnent en fait relativement beaucoup, sachant qu'elles ne pourront compter sur aucune aide en cas de coup dur. Une épargne souvent investie en or, guère productive pour l'économie.

Si les populations rurales - et les déshérités des villes - ont donc besoin de services financiers, encore faut-il les leur fournir. Ce n'est pas que l'on n'ait pas essayé : il y a plusieurs décennies que cet impératif a été reconnu comme une cause nationale. Les banques indiennes ont l'obligation d'accorder 40 % de leurs crédits aux « secteurs prioritaires » qui incluent, aux côtés des PME et de l'exportation, tout ce qui touche aux pauvres. Elles n'ont le droit d'ouvrir des agences dans les villes que si elles en ouvrent dans les campagnes. Et les pouvoirs publics les ont mises en demeure d'offrir des services de base dans les 72.000 plus gros villages d'ici à 2012, ce qui a amené les banques à se répartir ces agglomérations en un véritable Yalta. Le processus d'inclusion financière est également stimulé par la volonté du gouvernement de payer les prestations sociales sur des comptes en banque, au lieu des versements en liquide traditionnels, afin de réduire les détournements. Les banques proposent donc aux pauvres depuis des années des « comptes basiques », aux services spartiates, mais sans dépôt minimum et sans frais.

Résultats décevants

Pas d'agence bancaire en vue dans les campagnes indiennes

Les résultats sont très décevants à ce jour. Les efforts du gouvernement et de la banque centrale « n'ont toujours pas d'impact substantiel pour les populations exclues », note une étude de l'organisation patronale Ficci, qui souligne le peu d'enthousiasme des banques pour fournir ces prestations. Pas étonnant : selon une étude du Boston Consulting Group, pour qu'une banque engrange 1 roupie de revenu de la part d'un « client marginal », il lui faut dépenser... 10 à 12 roupies ! Dans ces conditions, souligne l'étude Ficci, s'il y a aujourd'hui plus de 50 millions de comptes basiques, ils sont « inactifs dans leur énorme majorité ».

Les promoteurs de l'inclusion financière tablent cependant sur une accélération du mouvement grâce à deux facteurs. D'abord, la généralisation du modèle du correspondant bancaire (« business correspondent »). A défaut d'ouvrir des agences dans les villages, les banques y désignent des correspondants habilités à traiter en leur nom des opérations très simples, pour des montants limités. Ces « BC », comme on les appelle, sont typiquement l'unique commerçant du village : le client peut aller chez lui, déposer 100 roupies (1,50 euro) ou en retirer 200... Ce modèle se développe très vite : « sur les 12.600 villages qui nous ont été attribués, nous en couvrons aujourd'hui 8.000, à 99 % via des BC », explique M. K. Prasad, responsable du secteur chez State Bank of India, la plus grosse banque du pays, qui souligne que des intervenants variés envisagent de jouer ce rôle de correspondant : « SBI regarde avec Hindustan Unilever et Airtel » ce qui peut être fait dans les boutiques du distributeur de produits de consommation et de l'opérateur téléphonique.

L'activité de BC se structure d'ailleurs de façon très professionnelle. Fino a créé un réseau de 20.000 agents mis à la disposition des banques. « Nous avons 40 millions de clients, lance son directeur général Manish Khera, nous sommes convaincus que le correspondant bancaire est la seule personne qui peut apporter l'inclusion financière dans les villages. »

« Nous pouvons montrer aux banques qu’il y a un vrai “business model”. Je suis persuadée que si elles fournissent une gamme complète de produits, elles peuvent équilibrer leurs comptes. »
USHA THORAT, DIRECTEUR D’UN THINK TANK DE LA BANQUE CENTRALE


Le BC ne fait cependant pas l'unanimité. « Ces correspondants, ça pose des problèmes notamment d'extorsion », affirme Reetika Khera, spécialiste de la pauvreté à l'Indian Institute of Technology de Delhi. Explication : quand un individu acquiert le monopole des flux financiers dans un village, qu'il s'agisse du BC ou du patron d'une agence bancaire ou du bureau de Poste, il peut en profiter pour prendre son pourcentage sur les transactions...

Deuxième facteur de progression de l'inclusion financière : les nouvelles technologies. Les deux éléments sont « liés de très près, explique l'ancienne sous-gouverneure de la RBI, c'est parce que la technologie met en place des garde-fous que nous avons pu autoriser les correspondants ». Différentes techniques sont utilisées pour encadrer les prestations des BC (voir encadré). Dans le système d'Eko, par exemple, toutes les opérations bancaires sont gérées sur téléphone portable, au point que numéros de portable et de compte sont identiques. « Nous sommes passés de 15.000 à 200.000 clients en dix-huit mois, proclame son directeur général Abhishek Sinha, nous allons nous implanter dans cinquante villes dans les deux ans ».

Une innovation technologique de taille pourrait d'ailleurs changer la donne. L'Inde s'est lancée dans l'attribution à chaque citoyen d'un numéro d'identification unique sécurisé par biométrie et l'Uidai, l'organisme en charge du projet, veut développer en parallèle un accès aux services financiers. « Nous allons proposer un système de paiement centralisé, reposant sur l'utilisation d'un petit appareil par le BC, qui se connectera chez nous pour certifier l'identité du client et chez la banque pour autoriser la transaction », raconte Rajesh Bansal, chargé du projet à l'Uidai. De quoi, en théorie, permettre la généralisation d'un système de paiement interbancaire et inter-BC. Même si nombre de professionnels jugent une telle perspective encore lointaine.

Les technologies et les processus se mettent en place, donc, mais l'inclusion financière ne se développera réellement que si « nous pouvons montrer aux banques qu'il y a un vrai "business model", affirme Usha Thorat, je suis persuadée que si elles fournissent une gamme complète de produits, elles peuvent équilibrer leurs comptes. » Le patron de la SBI pour ces activités envisage un point mort « dans trois ou quatre ans, grâce à un nombre de comptes accru et à une forte augmentation des prestations sociales » versées par ces systèmes.

Reste un dernier écueil : la ruée des intervenants dans le secteur voisin du microcrédit a entraîné toutes sortes de débordements qui ont plongé cette activité en crise. Un engouement pour l'inclusion financière ne comporterait-il pas des risques similaires ? K. C. Chakrabarty, sous-gouverneur de la RBI, lance une mise en garde aux banques : « vous avez un rôle essentiel à jouer dans l'inclusion financière, pas pour faire la charité, mais en tant que vrai business - à condition de ne pas sombrer dans l'avidité ! » L'inclusion financière ne devra pas devenir synonyme d'exploitation des plus pauvres.

PATRICK DE JACQUELOT, À NEW DELHI

Encadré

UN SUJET ÉTROITEMENT LIÉ AUX NOUVELLES TECHNOLOGIES

Kiosque Internet public dans un village du Rajasthan

Vérifier l’identité du client, enregistrer les transactions, verrouiller des opérations bancaires effectuées par des personnes ignorant tout des processus financiers, tout cela suppose une infrastructure technologique pointue. Trois systèmes coexistent :

des terminaux fonctionnant hors ligne. Le client s’identifie grâce à un lecteur d’empreintes digitales, le correspondant stocke la transaction sur son appareil et se connecte à la banque une fois par jour. Système utilisé par Fino, entre autres, adapté aux zones où une connexion permanente n’est pas disponible ;

des transactions sur téléphone mobile. L’authentification se fait par code secret et l’enregistrement des transactions est immédiat. Promu par Eko, ce système suppose que le client ait un téléphone portable, ce qui est de plus en plus fréquent dans les campagnes indiennes ;

des kiosques Internet. Dans ce modèle, le correspondant bancaire gère les comptes en ligne. Suppose une connexion permanente.

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