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La classe moyenne indienne, combien de
divisions ?

 

Les Echos, 21 février 2012

L’ANALYSE DE PATRICK DE JACQUELOT

 

L'homme d'affaires qui débarque à Delhi et se rend vers le centre passe d'abord devant des centres commerciaux rutilants. Quand il pénètre dans la ville, il longe des boutiques Levi's ou Lacoste et des cafés à la Starbucks. Il a le temps de regarder car les avenues de Delhi, pourtant fort larges, sont bloquées par une marée de voitures. Pour peu qu'il tombe sur un titre de journal du genre « La classe moyenne indienne atteindra les 267 millions dans cinq ans » (*), il ne peut qu'être convaincu : l'heure de la classe moyenne a sonné ! Et pourtant, une telle conclusion serait largement illusoire. Les centres commerciaux ? 95 % des Indiens n'imagineraient pas en pousser les portes. Les produits occidentaux ? Hors de portée de l'immense majorité des passants. Les voitures envahissantes ? Pas plus de 2 % des familles indiennes en possèdent une... Alors, mythe ou réalité, la classe moyenne indienne ?

Omniprésent dans les discours sur le décollage de l'Inde, le concept de classe moyenne est en fait très confus. Une étude de la Deutsche Bank met l'accent sur l'extraordinaire variété des estimations : selon McKinsey, la classe moyenne comptait 50 millions de personnes en 2005, tandis que la Banque mondiale la chiffrait à 264 millions à la même date...

Le problème, explique Sonalde Desai, chercheuse au National Council of Applied Economic Research (NCAER), qui collecte les données sur les revenus et la consommation des Indiens, c'est que la classe moyenne peut être définie selon des critères très variés : le type d'emploi, les revenus, les biens possédés (une voiture, un scooter...). Aucune méthode n'est pleinement satisfaisante. Les revenus sont difficiles à déterminer alors que plus de 90 % des Indiens travaillent dans l'économie informelle. Quant aux biens, tout dépend de ce que l'on retient. « Si vous décidez que font partie de la classe moyenne les propriétaires d'un téléphone mobile, vous arriverez à un chiffre très important. Si vous décidez qu'il faut une voiture, ce sera beaucoup beaucoup moins », explique Himanshu, professeur de sciences sociales à l'université Nehru. Ce qui revient à dire que la définition de la classe moyenne dépend de ce que l'on cherche... voire du résultat que l'on souhaite obtenir.

Vision de "paradis" immobilier pour la classe moyenne...

Deux approches peuvent aider à préciser cette notion. La première consiste à regarder la classe moyenne selon les critères internes au pays. Cela consiste, par exemple, à prendre les Indiens dont le revenu se situe de part et d'autre du revenu médian de la population. Par construction, cette méthode débouche sur une évaluation en centaines de millions de personnes, mais il s'agit là des Indiens qui sont simplement un peu plus à l'aise que les centaines de millions de très pauvres. S'appuyant sur une fourchette de revenus de 200.000 à 1 million de roupies par an (3.000 à 15.000 euros), McKinsey évaluait la classe moyenne à 50 millions de personnes en 2005 et 130 millions en 2009 (sur une population de 1,2 milliard d'habitants aujourd'hui). Mais le bas de cette fourchette, qui concentre le plus grand nombre de gens, correspond à des personnes au train de vie très modeste : employés, petits fonctionnaires... « Ces "classes moyennes" vivent en fait dans des conditions très éloignées de ce qui serait convenable en Occident : par exemple, elles peuvent très bien ne pas avoir accès à des toilettes », souligne Sonalde Desai.

La fameuse classe moyenne qui fait saliver les entreprises du monde entier n’est rien d’autre qu’une élite très restreinte.

La deuxième approche consiste à évaluer la classe moyenne selon des critères plus ou moins internationaux, autrement dit celle qui vit dans des conditions ressemblant à celles des classes moyennes occidentales : logement en dur, un minimum d'équipement ménager, consommation dépassant le strict nécessaire. Là, les ordres de grandeur changent du tout au tout.

Dans le monde entier, on considère que la possession d'une automobile est le symbole même de la classe moyenne. Or, en Inde, « 2 % des foyers, soit cinq millions, ont une voiture, souligne-t-on chez un constructeur automobile. On a affaire à l'élite de l'élite ! » Si l'on considère l'accès aux biens de consommation à l'occidentale, on arrive également à des chiffres modestes. Selon Rakesh Biyani, directeur général du premier distributeur indien, Future Group, 50 millions de personnes ont un excédent de revenu prêt à être consommé. Soit 4 % de la population, une toute petite frange. Finalement, analyse Dipankar Gupta, sociologue et membre du Conseil de la banque centrale, « ce que nous appelons la classe moyenne ici, ce sont les gens dont le style de vie ressemble à celui des classes moyennes en Occident : mais il s'agit en fait de l'élite, qui est en outre séparée du reste de la population par un énorme fossé ».

La Nano ne fait pas rêver la classe moyenne supérieure

La classe moyenne indienne ne serait donc rien d'autre qu'une étroite élite. La précision n'est pas purement sémantique. Car, intuitivement, la notion de « classe moyenne » appliquée à une population aussi énorme évoque des centaines de millions de personnes, alors qu'il ne s'agit en fait que de quelques dizaines de millions. De quoi susciter de grosses erreurs : la Nano, conçue spécifiquement pour la classe moyenne, se vend mal. Elle n'intéresse pas l'élite, qui veut des voitures de standing international...

Si l'idée d'une classe de consommateurs comprenant des centaines de millions de personnes est donc illusoire, les entreprises occidentales peuvent se consoler avec deux facteurs. Premièrement, cette « classe moyenne élitiste » ne cesse de s'enrichir. Ce n'est sûrement pas une bonne nouvelle pour le pays, mais les richesses créées par la croissance économique lui profitent pour l'essentiel. Selon une étude du NCAER, la part des 20 % d'Indiens les plus aisés est passée de 42,4 à 46 % des revenus entre 2005 et 2011, mais ce gain a profité intégralement aux 5 % les plus riches d'entre eux. Deuxièmement, cette classe de consommateurs va croître sensiblement. Pas forcément pour atteindre les 583 millions de personnes prévues par McKinsey en 2025, auxquelles personne ne croit. Mais un doublement d'ici à la fin de la décennie est probable. Et cette élite représentera alors plus de monde que n'importe quel pays européen.

(*) « The Economic Times », 6 février 2011

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