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Inde : "facilité à faire des affaires", le dur combat


Thèmes: Business

Asialyst, 3 novembre 2015

Fallait-il vraiment s’en réjouir ? La presse indienne a fait ses choux gras d’une progression apparente de douze places de l’Inde dans le classement « Doing Business 2016 » de la Banque Mondiale : le pays de Narendra Modi passe à la 130ème position. Ce type de classement est vital pour l’image d’un pays qui souffre d’une trop grande quantité d’obstacles dans la conduite des affaires. Problème : à y regarder de plus près, l’Inde n’a en réalité gagné que quatre places. Ce qui augure mal des grandes ambitions économiques du Premier ministre indien.

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Patrick de Jacquelot

Eu-pho-rie : c’est le sentiment exprimé par l’élite indienne de la politique et des affaires après la publication le 27 octobre du classement annuel « Ease of Doing Business », édition 2016, établi par la Banque Mondiale. La presse économique a fait ses gros titres sur le bond de douze places affiché par l’Inde, passée de la 142ème place dans le palmarès 2015 à la 130ème pour 2016. Le directeur général de l’organisation patronale CII a salué « l’exploit exceptionnel » que constitue un saut de douze places « pour une grande économie ». Seule ombre au tableau : l’Inde n’a en fait gagné que quatre places cette année et non pas douze, une progression extrêmement modeste…

Explication : si le pays arrive bien désormais en 130ème position après avoir occupé la 142ème place dans le classement précédent, ces chiffres ne sont pas directement comparables. La Banque Mondiale a procédé, comme fréquemment, à des changements méthodologiques et a recalculé le classement précédent en fonction des nouvelles règles. Selon la méthodologie 2016, l’Inde était à la 134ème place en 2015 et n’a donc progressé que de quatre places cette année.


Contexte

La performance exacte de l’Inde en matière de « doing business » n’a rien d’anecdotique : la question est au cœur de la politique économique de Narendra Modi. Celui-ci est devenu Premier ministre en mai 2014 sur ses promesses de développement, des promesses crédibilisées par son image « business-friendly ». L’Inde a d’immenses besoins en matière d’infrastructures et veut faire monter en puissance très rapidement un secteur industriel relativement peu développé, afin de fournir des emplois aux quelque douze millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail.

Pour ce faire, pas d’autre solution que d’attirer les capitaux et les technologies des entreprises étrangères, un domaine où le pays affiche des performances médiocres. Selon la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement, le stock d’investissements directs étrangers en Inde s’élève à 252 milliards de dollars, contre 2 600 milliards en Chine (y compris Hong Kong). Et les 34 milliards de dollars reçus par l’Inde en 2014 demeurent bien faibles par rapport aux 232 milliards de la Chine.


Juste derrière le Cambodge et les Territoires palestiniens
L’Inde a encore d’immenses besoin en infrastructures pour rendre la conduite des affaires aisée. (Crédit : domaine public)

Si la presse financière a clarifié les choses vingt-quatre heures plus tard, les proclamations de “victoire” n’ont pas cessé pour autant. Amitabh Kant, le haut fonctionnaire responsable du Département de la Politique industrielle, a estimé que cette « performance » montrait que l’Inde serait dans les cent premiers pays du classement l’année prochaine. Et « nous sommes en bonne voie pour atteindre l’objectif d’être dans les cinquante meilleurs » l’année suivante, a-t-il lancé sans rire. Peut-on vraiment croire qu’après quatre places cette année, l’Inde n’aura aucun mal à en gagner quatre-vingt dans les deux années à venir ?

La « difficulté à faire des affaires » est donc un problème majeur vis-à-vis des investisseurs étrangers, sans oublier qu’elle affecte la vie quotidienne de toutes les entreprises nationales. Le constat formulé par la Banque Mondiale est sévère. L’étude passe en revue 189 pays en y évaluant le temps et les efforts nécessaires pour accomplir un certain nombre de tâches de la vie courante d’une entreprise, de sa création jusqu’à sa liquidation. La 130ème place globale de l’Inde la met juste derrière le Cambodge et les Territoires palestiniens, très loin de la Chine (84ème). Sur certaines composantes, la performance indienne est carrément calamiteuse : le pays arrive 183ème sur 189 pour l’obtention d’un permis de construire, 178ème pour faire respecter un contrat, 157ème pour payer ses impôts…

Pas étonnant si l’image de l’Inde auprès des investisseurs étrangers n’est pas fameuse. Une enquête que vient de réaliser la firme d’audit Ernst & Young auprès des entreprises françaises actives en Inde montre que 70 % d’entre elles considèrent comme difficile l’environnement d’investissement dans le pays (ce qui ne les empêche pas de s’y lancer vu l’importance du marché mais freine malgré tout leurs élans).

Les initiatives de Modi

Depuis dix-huit mois, le gouvernement Modi a multiplié les initiatives. De nombreuses formalités administratives ont été allégées, un comité destiné à simplifier la fiscalité vient d’être créé, un projet de réforme des procédures de faillite est en cours d’élaboration, une partie des taxes rétroactives sur les investisseurs financiers étrangers a été supprimée, etc. Une piste prometteuse tient aux efforts du gouvernement de New Delhi pour inciter les Etats membres de la fédération indienne à améliorer leur propre environnement des affaires.

Substantiels, ces efforts sont encore loin d’être convaincants et manquent souvent de cohérence. Le gouvernement éprouve les plus grandes réticences à renoncer aux recettes qui lui procureraient des taxes rétroactives dont il reconnaît pourtant l’effet néfaste sur l’investissement. Le plan qu’il vient d’élaborer pour soutenir le secteur des biens d’équipement en Inde prévoit la multiplication de normes, restrictions à l’importation et autres mesures protectionnistes complètement à l’opposé de la « facilité à faire des affaires ».

Dans ces conditions, les entreprises demeurent dans l’expectative. Selon une enquête publiée fin septembre par le Boston Consulting Group (BCG), « l’industrie attend toujours un vrai changement sur le terrain. 39 % des hauts dirigeants interrogés estiment qu’il n’y a pas eu d’amélioration de la facilité à faire des affaires durant l’année écoulée contre 20 % qui pensent qu’il y a eu une certaine amélioration. » Bref, résume le broker CLSA, si « pour la première fois il y a en Inde un gouvernement qui adopte une approche déterminée et constructive » de l’amélioration du classement du pays, il n’en demeure pas moins que « l’objectif d’être dans les cinquante premiers du classement est trop ambitieux ».

Réformes lourdes et de long terme

Il ne fait aucun doute que l’Inde a de solides marges de progression et qu’une action déterminée des pouvoirs publics peut avoir un vrai impact. Selon l’Indien Kaushik Basu, chef économiste de la Banque Mondiale, il n’est « pas impossible » que l’Inde passe dans les cent premiers pays l’année prochaine. Mais les défis à relever sont considérables, note-t-il, et incluent l’élimination des entraves bureaucratiques, l’amélioration de l’ensemble des infrastructures (routes, chemins de fer, ports…) et une approche inclusive du développement.

Une amélioration en profondeur de la facilité à faire des affaires suppose en fait des réformes lourdes qui ne peuvent avoir des effets rapides. C’est le cas évidemment des infrastructures évoquées par Kaushik Basu. Ca l’est aussi des deux réformes économiques poussées cette année par le gouvernement : la simplification des procédures d’achats de terres agricoles pour les infrastructures et l’industrie, et la mise en place de la GST, sorte de TVA unifiée pour l’ensemble de l’Inde qui créerait enfin un véritable « marché unique » à la place de la mosaïque des fiscalités de chaque Etat.

Cependant, faute de majorité à la chambre haute du Parlement, le gouvernement ne réussit pas à faire passer ces réformes. Pour les achats de terres, il semble avoir renoncé complètement, préférant s’en remettre à des initiatives des Etats. Quant à la GST, une nouvelle tentative devrait être lancée lors de la session d’hiver du Parlement, sans garantie de succès.

Le gouvernement en train de « gérer » le classement de la Banque Mondiale ?

Certains, comme l’analyste Mihir Sharma, soupçonnent dès lors le gouvernement de vouloir « gérer le classement Doing Business » plutôt que de chercher à améliorer réellement l’environnement des entreprises. Des mesures prises à Delhi et Bombay, les deux villes retenues par la Banque Mondiale pour son enquête, en fonction de la méthodologie de celle-ci, peuvent avoir un impact direct sur le classement, sans changer quoi que ce soit pour la grande majorité des entreprises dans le pays.

L’affaire du classement Doing Business 2016 confirme en tout cas deux caractéristiques de l’action gouvernementale indienne. La première est la tendance à fixer des objectifs trop ambitieux en termes de calendrier, ce qui nuit à la crédibilité des engagements pris. La deuxième : dans le domaine économique, l’équipe au pouvoir obtient des résultats positifs, mais beaucoup moins spectaculaires que promis par Modi et espéré par les milieux d’affaires. Ce qui est vrai pour le palmarès de la Banque Mondiale l’est plus encore pour la reprise de l’activité économique et la croissance en général. Avec en conséquence une déception certaine chez les investisseurs, tant indiens qu’internationaux.


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