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Inde : croissance et déceptions en hausse


Asialyst, 20 janvier 2016

Alors que l’ampleur du ralentissement de la croissance chinoise inquiète les économistes et affole les marchés boursiers, tous les regards des investisseurs et des multinationales devraient en bonne logique se tourner vers l’Inde. Le pays affiche désormais la plus forte croissance des grandes économies avec 7,3 % en 2015. Pourtant, ça n’est que très partiellement le cas. Raison principale de ce manque d’enthousiasme : la déception après les grandes promesses réformatrices du Premier ministre Narendra Modi.

Patrick de Jacquelot

La scène se passe quelques semaines avant Noël au siège d’une grande banque française. Le chef économiste de l’établissement brosse devant les cadres du groupe un tableau des perspectives de l’économie mondiale. Quand il arrive au chapitre des pays émergents, un graphique est projeté montrant les prévisions pour les principaux pays : l’Inde figure tout en haut, la Chine un peu en dessous, la Russie et le Brésil tout en bas. L’économiste commente l’entrée de la Chine dans une nouvelle étape de son développement et les crises en Russie et au Brésil, avant de passer au sujet suivant.

Quelqu’un dans la salle l’interrompt : « vous ne dites pas un mot sur l’Inde ? C’est pourtant la plus forte croissance attendue en 2016 ! ». Réponse du chef économiste : « en effet. Mais premièrement, la base de départ est tellement faible que l’Inde peut croître de 6 ou 7 ou 8 %, ça ne change rien au niveau mondial. Ensuite, on n’est pas très sûr des chiffres ni de leur évolution. Enfin, les réformes dont l’économie indienne a besoin ne se font toujours pas. Sujet suivant ! ».


Contexte

Dans un contexte mondial toujours morose, les principaux pays en développement (les BRIC pour Brésil Russie Inde Chine) traversent pour la plupart une période difficile. Durement frappé par la chute des matières premières et des scandales de corruption qui touchent le plus haut niveau de l’Etat, le Brésil est le plus affecté, avec une récession de 3,7 % en 2015 selon les chiffres que vient de publier la Banque mondiale, qui prévoit une nouvelle chute de 2,5 % en 2016. La Russie souffre de l’effondrement des prix du pétrole et des conséquences de l’embargo décrété par les pays occidentaux suite à l’invasion de la Crimée : toujours selon la Banque mondiale, son économie a reculé de 3,8 % l’année dernière et perdra encore 0,7 % cette année. La Chine est pour sa part entrée dans une phase de ralentissement marqué, inévitable après des années croissance échevelée : 6,9 % en 2015, 6,7 % en 2016. L’Inde est donc le seul pays BRIC qui progresse, selon la Banque mondiale, qui évalue sa croissance à 7,3 % l’année dernière et 7,8 % cette année.

Des performances qui laissent froids les investisseurs

Quelque peu sévère, ce jugement reflète bien le relatif – et paradoxal – manque d’intérêt qui prévaut actuellement vis-à-vis de l’Inde, en dépit de ses performances économiques. Les entreprises indiennes déplorent l’insuffisance de la croissance et n’investissent pas. Les investisseurs financiers internationaux allègent leurs positions sur la Bourse de Bombay. Quant aux entreprises étrangères, elles augmentent certes leurs investissements directs dans le pays, mais on ne voit guère de multinationales mettre l’Inde au premier rang de leurs priorités. Et cela alors même que le pays profite considérablement de la chute des prix du pétrole : pour ce très gros importateur, les économies réalisées font baisser l’inflation et les déficits budgétaire et commercial. Un contexte très porteur qui a permis à la croissance de repartir sensiblement à la hausse après être tombée près des 5 % seulement au début de la décennie.

Si ces performances ne suscitent aucun sentiment d’euphorie, c’est parce que l’Inde, en fait, a beaucoup déçu. Les chiffres actuels ont beau être en augmentation, ils sont très inférieurs aux anticipations. Le gouvernement de New Delhi vient ainsi de réduire fortement sa prévision pour la croissance de l’exercice 2015-2016 (à fin mars), ramenée d’une fourchette 8,1/8,5 % à 7/7,5 %. Un changement de méthodologie intervenu il y a un an, qui s’est traduit par un bond de deux points environ du taux de croissance, continue en outre à perturber les économistes quant à la fiabilité des chiffres. En outre, c’est la « qualité de cette croissance » qui inquiète, affirme « off the record » l’économiste chargé de l’Inde au sein d’un grand organisme international, qui souligne la stagnation de l’investissement privé et la chute des exportations.

Le Premier ministre indien Narendra Modi lors d'une conférence pour soutenir les startups à New Delhi, le 16 janvier 2016. (Crédits : STRDEL / AFP)

Diagnostics justes et opérations marketing

Le manque d’enthousiasme tient aussi à l’ampleur des espoirs suscités par Narendra Modi. Tout au long de la campagne des élections générales de 2014, celui-ci a multiplié les promesses. Non seulement il allait s’attaquer aux multiples problèmes qui affectent l’Inde, des blocages de l’administration au manque d’infrastructures en passant par la corruption et la dégradation de l’environnement, mais il allait le faire très vite et avec des résultats quasi immédiats.

Un exemple parmi d’autres : le nouveau Premier ministre voulait faire passer l’Inde en deux ans du 134ème rang en 2014 dans le classement « Ease of doing business » de la Banque mondiale au 50ème rang ou mieux. Mais dans le classement 2016 publié à la fin de l’année dernière, le pays n’a en fait gagné que quatre places, au 130ème rang contre le 134ème dans le classement 2015 (après modification de la méthodologie).

Narendra Modi a certes formulé des diagnostics justes : insuffisance dramatique des infrastructures de transport et d’énergie, besoin urgent de développement de l’industrie si le pays veut créer les emplois dont sa jeunesse a besoin, nécessité de développer l’accès des Indiens les plus pauvres aux services financiers, besoins criants en matière d’hygiène et de santé, etc. Sur tous ces thèmes, il a lancé des campagnes de mobilisation spectaculaires, de « Make in India » pour l’industrie à « l’Inde propre » pour la santé. Mais ces campagnes ont trop souvent donné l’impression de relever pour l’essentiel du marketing, avec peu de résultats tangibles et rapides.

Des progrès réels dans le déverrouillage de l’administration

Ce trop de communication suscitant trop d’espoirs qui ne pouvaient qu’être déçus en arrive paradoxalement à masquer certains progrès bien réels. Le nouveau gouvernement a incontestablement fait sauter un certain nombre de verrous dans le fonctionnement de la tentaculaire administration indienne avec ses commissions en tous genres et sa tendance à exiger de multiples autorisations avant le lancement de quelque projet que ce soit. Une conséquence concrète très positive tient au redémarrage de l’investissement public. Le budget de l’exercice en cours a prévu une enveloppe de 51 milliards pour les infrastructures, en hausse de 42 % sur un an.

Mais le plus important, c’est qu’il semble bien que ces fonds soient davantage utilisés que par le passé. Alors que très souvent les sommes allouées dans les budgets demeurent virtuelles, l’administration se révélant incapable de les dépenser, les décaissements effectifs ont progressé de 20 % sur les six premiers mois de l’exercice 2015-2016. Le secteur de la construction de routes en a particulièrement profité, alors que les investissements dans les chemins de fer tardent toujours à se concrétiser.

Modi, un réformateur raté ?

Si l’action au niveau administratif est donc réelle, elle est relativement peu visible, malheureusement pour un gouvernement aussi porté sur la communication. Ce qui est très visible, en revanche, c’est l’échec de Narendra Modi à faire passer les grandes réformes législatives qu’il avait annoncées. Le BJP, parti nationaliste hindou du Premier ministre, détient la majorité absolue à la chambre basse du Parlement de New Delhi, mais il est très minoritaire à la chambre haute. Et l’opposition, parti du Congrès de la famille Gandhi en tête, ne lui fait pas de cadeau et paralyse efficacement la mécanique législative. Résultat : le gouvernement a quasiment abandonné deux de ses trois grands projets de réformes économiques, celle des procédures d’achats de terres agricoles pour l’industrie et celle du droit du travail.

Le sort de la troisième, la plus importante, est encore incertain. Il s’agit de l’instauration de la GST (Goods and Services Tax), une TVA unique au niveau national qui se substituerait au maquis de taxes indirectes qui existent dans chaque Etat de la fédération et créerait donc pour la première fois un « marché unique » intérieur indien. D’une portée considérable en termes de « facilité à faire des affaires » et de stimulation de l’activité économique, cette réforme qui fait en théorie l’unanimité de la classe politique en sa faveur est pour le moment otage du bras de fer entre le gouvernement et le parti du Congrès. Narendra Modi place tous ses espoirs dans la prochaine session du Parlement, en mars, mais rien ne garantit que la loi sera effectivement votée. L’enjeu est immense : au-delà de la portée effective de cette initiative fiscale, c’est toute l’image de réformateur de Modi qui est en jeu.

Il ne fait guère de doute, en définitive, que l’Inde est entrée dans une phase positive de croissance et de développement, mais les progrès s’annoncent lents et chaotiques. Si le pays offre actuellement une image plus positive que celui des autres BRIC, cela tient malheureusement davantage aux problèmes de ces derniers qu’à ses propres progrès. Il en faudra davantage pour susciter réellement l’enthousiasme au niveau international.


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