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L'ASIE DESSINÉE

BD : le bouddhisme en question


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 9 juin 2017

Deux romans graphiques s’en prennent à l’image idéalisée que l’on se fait souvent du bouddhisme en Occident. Entre critique fine et attaque sans retenue.

Patrick de Jacquelot

Prononcer le mot « bouddhisme » en Occident suffit à évoquer quelques notions assez précises et cohérentes : l’idée d’une spiritualité aussi « pure » que possible, débarrassée des rites et superstitions qui encombrent la plupart des religions ; des principes absolus de non-violence ; un détachement des biens de ce monde et des valeurs matérialistes ; une vive sympathie pour les persécutions subies par le peuple tibétain de la part des autorités chinoises ; et dominant le tout, la personnalité hors du commun du Dalaï-lama… Bref, un a priori très positif, partagé par toutes sortes de gens qui ne se sentent pas bouddhistes le moins du monde.

Et si la réalité de cette religion était moins rose ? Et si les adeptes du bouddhisme cédaient – comme tout le monde – à l’ambition, à la vanité, à la cupidité, etc ? Et si, loin d’une spiritualité éthérée, nombre d’entre eux étaient la proie de l’obscurantisme et de la superstition ? C’est cette prise de conscience progressive que raconte le long et beau voyage initiatique de Jean-Sébastien Bérubé dans son récit autobiographique Comment je ne suis pas devenu moine*. Dès l’âge de douze ans, ce Québécois passionné de bande dessinée est fasciné par le Tibet, cette « contrée mythique » découverte dans les BD de Cosey et dans Tintin au Tibet. A l’âge adulte, cette fascination se transforme en adhésion au bouddhisme et en volonté de devenir moine. Une première étape au temple bouddhiste de Montréal apporte pourtant déjà son lot de mises en garde : le jeune homme y voit des moines méprisants, occupés à des luttes de pouvoir pour le contrôle du temple.

Extrait de "Les sentiers du Nirvana"
(Copyright : Warum)

Loin de le décourager, cette expérience l’incite à aller aux sources : le Népal et le Tibet. Suffisamment motivé pour avoir appris à parler le tibétain au Canada, Jean-Sébastien s’attend à trouver dans les pays de l’Himalaya la société bouddhiste ouverte, tolérante et charitable à laquelle il rêve depuis longtemps.
Le choc est rude. Arrivé à Katmandou, il réalise très vite qu’il n’est perçu que comme un jeune occidental bon à exploiter, victime de magouilles en tous genres. En fait de charité, une nonne bouddhiste l’exhorte à « ne rien donner à personne », vu la prolifération de « mauvais moines », de faux mendiants, entre autres. Le Canadien découvre également les rivalités entre factions bouddhistes aux croyances différentes, avec les « persécutions » subies par les sectes en désaccord avec le courant dominant.

Pas prêt à renoncer si vite à ses idéaux, Jean-Sébastien Bérubé décide de se rendre au Tibet. Le récit détaillé de l’expédition fourmille d’anecdotes passionnantes : les contrôles tatillons de la police chinoise, la surveillance permanente à laquelle sont soumis les visiteurs étrangers… Des désagréments bien anodins comparés à la répression implacable réservée aux Tibétains par les autorités chinoises. Certains lui montrent en cachette leur plus précieux trésor : une photo du Dalaï-lama, dont la seule possession, si elle était découverte, pourrait leur valoir le camp de rééducation. Suspect aux yeux des Chinois du fait qu’il parle le tibétain, Bérubé suscite en revanche émotion et respect sans borne quand il confie à des Tibétains avoir eu l’occasion de voir de ses propres yeux le Dalaï-lama au Canada… 

La sympathie qu’il ressent pour le peuple tibétain ne l’empêche nullement, malgré tout, de réaliser que la société bouddhiste ne ressemble guère à l’idéal qu’il s’en faisait. Il faut attendre les trois-quarts du livre pour que l’auteur explique le fondement de sa démarche. Depuis l’enfance, un terrible bégaiement lui a valu de subir moqueries et mépris. Son étude du bouddhisme l’a persuadé que les adeptes de cette religion pratiquaient le respect, la bonté, la compassion et qu’en venant chez eux il serait enfin « traité comme quelqu’un de normal ». Mais il n’en est rien. Les Tibétains ne sont pas plus gentils envers lui que les autres et les désillusions s’accumulent. Jean-Sébastien Bérubé est scandalisé de voir un monastère refusant l’entrée aux femmes, se fait escroquer par un Tibétain qui lui soutire de l’argent au nom de la cause…

S’il n’est finalement pas devenu moine, Bérubé est devenu vraiment auteur de bande dessinée. Le long récit de son cheminement intime est magnifiquement servi par la mise en images de son voyage. Architectures népalaises de Katmandou ou Bhaktapur, sommets de l’Himalaya, Potala de Lhassa, monastères tibétains sont joliment évoqués par des esquisses en noir et blanc teintées de sépia.

Ce récit d’initiation est émouvant et sensible. On pourrait évidemment trouver bien naïve la conviction initiale de l’auteur selon laquelle les tenants du bouddhisme seraient intrinsèquement meilleurs que les autres hommes. Il n’est que de regarder l’histoire contemporaine pour se convaincre que les nations bouddhistes ne sont pas automatiquement plus pacifistes et fraternelles que les autres, loin de là. Les Tamouls hindouistes du nord du Sri-Lanka en savent quelque chose, de même que les Rohingyas musulmans de Birmanie. Même le paisible royaume bouddhiste du Bhoutan, tout préoccupé par la recherche collective du « bonheur national brut », s’en prend à ses minorités hindoues – et même aux sectes bouddhistes qui ne font pas partie de la branche au pouvoir. Mais la sincérité de la démarche de Jean-Sébastien Bérubé se révèle convaincante, d’autant qu’elle le mène à une conclusion à laquelle on ne peut qu’adhérer : ce n’est pas la doctrine qui fait l’homme.

"Comment je ne suis pas devenu moine", couverture et page 20

C’est donc tout en finesse que Bérubé montre que, tout simplement, les bouddhistes ne sont ni meilleurs ni pires que les autres. La finesse n’est en revanche pas le trait dominant d’un autre gros roman graphique consacré au bouddhisme : Les sentiers du Nirvana*. Là, c’est plutôt d’une attaque au napalm dont il faut parler.

Cet étrange récit se situe dans un avenir proche. Le Tibet a obtenu son indépendance et a aussitôt explosé en « une cinquantaine de petits royaumes, micro-États et communes religieuses autonomes », tandis que de vastes pans du territoire ont été occupés par le Pakistan, l’Inde, le Népal et même le Bhoutan (mais pas par la Chine). Avec le triomphe de l’obscurantisme et de la superstition, c’est alors un « âge d’or pour les charlatans, les devins, les sorciers, les gourous et les lamas ».

Dans ce monde médiéval, deux paysannes partent en quête d’un lama guérisseur, munies d’une « carte magique » comme seul repère dans ce territoire chaotique. Durant leur périple, ces femmes misérables sont exploitées de toutes les façons possibles par les moines qu’elles rencontrent : elles sont rançonnées, brutalisées ou abusées sexuellement. Car dans ce Tibet indépendant, tout semble permis : les mini-États religieux pratiquent la magie et l’esclavage, les moindres infractions aux règles sont punies de mutilation, et le petit peuple s’épuise au service des moines. Pendant que ces derniers, souriants et bien nourris, récitent interminablement des « Om mani padme hum »pour « faire de la paix universelle une réalité ». Et l’emprise des religieux sur la population est confortée par l’interdiction de l’enseignement et des écoles décrétée expressément par le Dalaï-lama.

Au niveau graphique, l’ouvrage est impressionnant. Mark Hendriks utilise le noir et blanc avec une force peu commune, son dessin très original passant avec virtuosité de tout petits détails jusqu’à des esquisses à la limite de l’abstraction. De très belles pages montrent par exemple les minuscules silhouettes des deux femmes dans un immense décor constitué de grands coups de brosse évoquant les montages de l’Himalaya de façon saisissante. A noter d’ailleurs l’omniprésence du noir, plutôt paradoxale, dans la représentation des montagnes enneigées.

Si la dimension visuelle de ce roman graphique peut donc séduire, il n’en va pas de même du fond. Le bouddhisme est certes critiquable comme toutes les autres religions, ainsi que le montre fort bien Jean-Sébastien Bérubé. Mais dans Les sentiers du Nirvana, la violence de la charge passe toutes les limites. Plus gênant encore : on imagine sans difficulté le ravissement des autorités chinoises à la lecture de ce livre qui montre finalement à quel point la situation du Tibet serait horrible si la Chine (dont le nom n’est jamais mentionné !) n’était pas là pour s’en/l’occuper.

"Les sentiers du Nirvana", couverture et page 57

A VOIR ÉGALEMENT

Clément Baloup est l’auteur du très intéressant Les mariées de Taïwan, album consacré au « commerce » des jeunes femmes vietnamiennes vendues comme épouses aux Taïwanais célibataires (lire notre article). Avec Un automne à Hanoï, Carnet de saisons au Vietnam (La Boîte à Bulles, 96 pages, 20 euros), dont il signe le scénario et le dessin, il livre un joli carnet de voyage sur ses séjours vietnamiens. Le livre n’a certes pas la force du précédent, mais il apporte de belles images qui raviront les amoureux de ce pays.

"Un automne à Hanoï", couverture et page 15

*Comment je ne suis pas devenu moine, Scénario et dessin Jean-Sébastien Bérubé, 240 pages, Futuropolis, 29 euros.
**Les sentiers du Nirvana, Scénario et dessin Mark Hendriks, 398 pages, Warum, 24 euros

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