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L'ASIE DESSINÉE

Des BD pour un Noël chinois


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 15 décembre 2017

De la Chine ancienne à celle d’aujourd’hui en passant par le Tibet, quelques très beaux albums à offrir en cette période des fêtes.

Patrick de Jacquelot

Voici un véritable livre-objet assuré de faire son effet à l’heure des cadeaux : l’imposant coffret contenant la version en bande dessinée du Voyage vers l’Ouest*. Cet énorme roman (2500 pages dans La Pléiade !) a fait l’objet d’une splendide adaptation en BD contemporaine. Plusieurs dizaines de scénaristes et dessinateurs ont réalisé les 36 fascicules qui retracent l’odyssée du moine Tripitaka, chargé par le Bouddha d’aller en Inde chercher les textes sacrés qui permettront d’étendre l’influence du bouddhisme sur toute la Chine. Outre les 36 volumes, le coffret comprend un livret de présentation et une carte retraçant l’itinéraire du voyage.

Il fait partie de la série de quatre coffrets conçus sur le même principe par les Editions Fei, reprenant les quatre piliers de la littérature chinoise : Voyage vers l’ouest, donc, Au bord de l’eau, Les trois royaumes et Rêve dans le pavillon rouge (à noter qu’une autre classification des « quatre livres extraordinaires » remplace Rêve dans le pavillon rouge par Jing Ping Mei). Quatre romans fleuves écrits entre le XIVème et le XVIIIème siècles, qui ont jeté les bases de la littérature chinoise et demeurent immensément populaires aujourd’hui. Dans tous les cas, le principe d’adaptation est le même : utilisation du format traditionnel des BD chinoises, c’est-à-dire des fascicules petit format en noir et blanc, une image unique par page surmontant un court texte d’accompagnement, avec de rares phylactères. Cette forme de bande dessinée peut sembler peu familière aux amateurs occidentaux d’aujourd’hui mais les BD constituées de telles images légendées étaient encore très courantes en France dans les années 1950 ou 1960, en particulier justement pour les adaptations de grandes œuvres romanesques publiées dans les journaux.

Couverture d'un des livrets du coffret "Voyage vers l’Ouest"
(Copyright : Éditions Fei) 

Avec le Voyage vers l’Ouest, c’est à une vaste épopée qu’est invité le lecteur, celle du long et dangereux périple effectué par Tripitaka, un personnage historique ayant vécu au VIIème siècle. Son voyage bien réel est devenu dans le roman une fresque épique. Tripitaka est accompagné par des êtres fabuleux : le singe immortel Sun Wukong est doté de pouvoirs magiques, possède un bâton cerclé d’or capable de changer instantanément de dimensions, ce qui en fait une arme redoutable, et peut transformer un de ses cheveux en tout ce qu’il veut, être vivant ou objet ; Bajie est un cochon guerrier dont l’arme peu banale, un « râteau de guerre », fait des ravages ; Shaseng, le bonze des sables, est lui aussi un combattant émérite ; un effroyable dragon se transforme en cheval blanc pour servir de monture au moine…

Démons, monstres en tous genres, bandits grouillent tout au long du chemin de la petite troupe. Les combats, physiques et magiques, se succèdent, entrecoupés de haltes dans des monastères qui ne sont pas forcément moins dangereuses. Un épisode montre un saint moine qui accueille les voyageurs pour la nuit. Mais sa cupidité est tellement excitée par la vue d’un somptueux tissu transporté par Tripitaka qu’il n’hésite pas à essayer de faire brûler vifs pendant la nuit ses invités dans l’espoir de s’en emparer. Et il faut l’intervention magique de Wukong pour l’en empêcher.

C’est l’un des charmes de cette version graphique du Voyage vers l’Ouest que de mettre l’accent sur les côtés cocasses du récit, l’humour des situations et des personnages. Le moine Tripitaka (qui est tout de même chargé de mission par le Bouddha lui-même !) est désespérément froussard : il a beau être entouré de compagnons aux pouvoirs surnaturels, il tombe de cheval à la vue du moindre danger et supplie qu’on le protège. Le cochon Bajie ne rêve que de manger et de dormir. Quant au singe Wukong, le personnage le plus extraordinaire de l’œuvre, il a tous les défauts : vantard, violent, grossier, incapable de se contrôler… Ce qui ne l’empêche pas de sauver à de multiples reprises la sainte mission à laquelle il est attaché, et d’assurer ainsi sa propre rédemption.

Si la version BD privilégie les dimensions aventureuses et comiques du roman, ce dernier comprend bien sûr d’autres niveaux de lecture plus sophistiqués, notamment en relation avec ses composantes bouddhistes et taoïstes. Pour les retrouver, mieux vaut se reporter au texte complet : deux volumes parus dans La Pléiade sous le titre La pérégrination vers l’Ouest (un fort beau cadeau de fin d’année, là aussi). Mais la bande dessinée constitue une merveilleuse introduction, aussi dépaysante que divertissante, à cet univers baroque et fantastique. Une réussite à laquelle contribuent évidemment beaucoup les dessins des 36 fascicules. Réalisés dans un style classique chinois, ils peuvent dérouter au premier abord mais il s’en dégage une poésie et un charme incontestables, et l’on se laisse emporter par les subtiles esquisses de paysages ou les nombreux détails des costumes, des ameublements, etc. Il est à noter que, si de nombreux dessinateurs ont contribué à la réalisation des fascicules, les variations de style ne sautent pas toujours aux yeux non avertis, la principale différence d’un artiste à l’autre tenant souvent à la plus ou moins grande lisibilité des dessins.

Même s’il ne s’agit pas d’une nouveauté (la parution remonte à 2014), ce Voyage vers l’Ouest constitue donc toujours un superbe cadeau pour tous les amateurs de culture chinoise et de bande dessinée.

Le coffret "Voyage vers l’Ouest", une couverture et deux pages de fascicules

On ne présente plus Balzac et la petite tailleuse chinoise**. Ce remarquable roman de Dai Sijie, qui a connu un énorme succès, avait déjà fait l’objet d’une adaptation cinématographique réussie. Dès lors, on s’étonnerait presque que la version en bande dessinée ne sorte que maintenant. C’est chose faite avec l’album réalisé par le scénariste et dessinateur français Freddy Nadolny Poustochkine. Cette copieuse adaptation – plus de 300 pages – surprend au premier abord par son choix graphique assez radical : les cases traditionnelles de la BD sont complètement absentes. A la place, des « bulles » dessinées aux formes irrégulières flottent dans la page tout comme parfois les silhouettes des personnages. Une technique qui se révèle efficace, notamment dans les nombreuses scènes de rêves – ou de cauchemars.

La BD suit de près l’intrigue du roman d’origine : l’histoire de deux adolescents enfants de la bourgeoisie envoyés en « rééducation » dans une montagne perdue pendant la Révolution culturelle, les travaux forcés dans la mine, les brimades de l’omniprésent chef du village, les bouffées d’oxygène que représentent les sorties au cinéma de la ville voisine, où sont envoyés les deux garçons, à charge pour eux de raconter les films aux habitants du village. On retrouve aussi, bien sûr, la « petite tailleuse », ravissante jeune fille dont ils tombent tous deux amoureux, sa liaison avec l’un d’entre eux, jusqu’à son départ pour la ville qui leur brise le cœur à tous les deux.

Bizarrement, le dessinateur a choisi de faire passer au second plan un aspect pourtant fondamental du roman : la façon dont la découverte d’une valise pleine de livres interdits de la littérature occidentale vient bouleverser la vie des deux garçons et de la jeune fille. Bien sûr, la fameuse valise apparaît dans la BD, de même que les séances de lecture sont évoquées, mais tout cela de façon plutôt allusive. Là où le roman décrit en détail l’impact qu’a la lecture de Balzac, Dumas ou Flaubert sur les trois protagonistes, ce processus de transformation et de libération n’est qu’effleuré dans la version graphique. Des scènes capitales comme la longue séquence où le narrateur passe neuf nuits à raconter Le comte de Monte-Cristo au père de la petite tailleuse, avec comme conséquence inattendue l’apparition de costumes vaguement marins chez les paysans montagnards, disparaissent complètement. L’auteur s’est manifestement beaucoup plus attaché à reconstituer l’ambiance de la Révolution culturelle et son impact intime sur ses personnages, ce qu’il fait d’ailleurs fort bien. Mais ce faisant, il minore un aspect essentiel du roman dont le cœur, après tout, tient dans cette déclaration de Luo, l’un des deux garçons : « Avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde. » Si l’album de Freddy Nadolny Poustochkine constitue donc un beau cadeau de Noël, le choix parfait consiste à offrir en même temps le roman (disponible en poche, collection Folio).

"Balzac et la petite tailleuse chinoise", couverture et page 262

Changement complet de registre et de style pour le troisième titre de notre sélection : avec Le sixième dalaï-lama***, place à l’aventure et à la fantaisie. Conçu en trois volumes, dont les deux premiers sont parus et le troisième est prévu en juin prochain, ce grand récit est destiné aux lecteurs à partir de dix ans – même s’il a beaucoup pour séduire également les adultes. 

Il s’appuie sur la vie d’un personnage réel, Tsangyang Gystso, le sixième dalaï-lama (fin du XVIIème siècle) en en donnant une version largement romancée. On suit la vie paisible de Lobsang Rinchen, jeune paysan dans son petit village perdu au sud du Tibet, son amour secret pour la fille du seigneur local, sa passion pour la nature et les animaux… En parallèle sont détaillées les intrigues de Lhassa où le régent a dissimulé la mort du cinquième dalaï-lama, au milieu des convoitises de seigneurs de la guerre. Quand les envoyés du régent identifient le jeune garçon comme étant la réincarnation du chef spirituel disparu, sa vie change du tout au tout. Le voici au palais du Potala où il est l’objet de grandioses cérémonies d’intronisation, puis confié aux bons soins du panchen-lama pour son instruction. Désormais vénéré comme un dieu, le jeune homme est coupé de sa famille et de ses amis, sans réaliser que de sombres luttes pour le pouvoir se déroulent autour de lui.

L’intrigue est sympathique mais ce qui séduit le plus dans Le sixième dalaï-lama, c’est la qualité du graphisme. La variété des découpages et des cadrages, le recours à de nombreuses images en pleine page permettent au dessinateur Zhao Ze de déployer tout son talent, servi par une utilisation forte des couleurs, en particulier l’omniprésent rouge sombre des robes bouddhistes. Les albums sont d’autant plus séduisants qu’ils sont imprimés sur beau papier et bénéficient d’une épaisse reliure cartonnée.

« Détail » intéressant : cette BD qui décrit la société bouddhiste de l’ancien Tibet, avec sa propre structure monarchique même s’il est placé sous le protectorat de l’empereur de Chine, n’a pas été autorisée à paraître en Chine, censure oblige. Bien qu’ils soient réalisés entièrement par des artistes chinois vivant en Chine, la traduction en français de ces albums en constitue donc la première publication.

"Le sixième dalaï-lama", tome 2, couverture et page 79

* Voyage vers l’Ouest
Scénaristes et dessinateurs multiples
2879 pages
Éditions Fei
89 euros

** Balzac et la petite tailleuse chinoise
Scénario et dessin Freddy Nadolny Poustochkine
320 pages
Futuropolis
32 euros

*** Le sixième dalaï-lama, tomes 1 et 2
Scénario Shen Nianhua, dessin Zhao Ze
112 et 104 pages
Éditions Fei
19 euros le volume

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