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LIVRES D'ASIE DU SUD

Littérature indienne : secrets de famille au Kerala


Thèmes: Culture

Asialyst, 14 mai 2020

Dans Les descendants de la dame aveugle, l’écrivain Anees Salim évoque une famille musulmane du sud de l’Inde dans les années 90. Une vision assez désespérée, tempérée par un humour ravageur.

Patrick de Jacquelot

Sur la littérature indienne, voir: quelques clés pour explorer un continent

C’est bien connu : il n’y a guère de famille qui n’ait ses secrets. Mais en la matière, celle des « descendants de la dame aveugle » qui figure dans le roman du même nom, pourrait bien battre quelques records. Car individuellement ou collectivement, tous dans cette famille musulmane du Kerala, État du sud-ouest de l’Inde, ont quelque chose à cacher, des secrets souvent mortels…

Il y a le père, Hamsa, qui, sous couvert d’expéditions commerciales qui ne débouchent sur rien, entretient dans le plus grand secret une deuxième famille. Son épouse Asma, qui ne lui adresse pas la parole et réciproquement, vit cloîtrée chez elle et semble complètement passive face aux événements de la vie, sauf quand elle se révèle capable de tuer au sein de la famille pour des questions d’argent. La fille aînée, Jasira, tranche avec les autres. Frivole, vaniteuse, totalement égoïste, elle ruine sa famille pour faire un beau mariage et continue par la suite à se battre pour récupérer les moindres débris de ce qui reste du patrimoine. Le frère aîné Akmal, borné, confit de piété, passe ses journées à la mosquée où il ne fait de mal à personne – jusqu’au moment où il vire fondamentaliste et apprenti terroriste (pas doué du tout). On ne saura jamais quels auraient pu être les secrets de la deuxième sœur, Sophiya : elle meurt toute jeune dans un accident de sortie scolaire, plongeant la famille dans le désespoir. Et puis il y a aussi un oncle qui vit à Londres, a caché son mariage avec une Britannique et menace de rentrer en Inde pour réclamer sa part d’un héritage envolé depuis longtemps.

Paysage du Kerala (Source : Notretemps)

Observant tout cela, il y a surtout Amar, le plus jeune fils, treize ans au début du roman, qui tient la chronique de la vie familiale. Amar qui découvre l’un des plus grands secrets de la famille : l’existence soigneusement cachée d’un autre oncle, Javi, mort depuis longtemps. Une découverte qui va bouleverser l’existence du jeune garçon, tant sa vie et celle de son oncle semblent reliées par de multiples fils : leur ressemblance physique frappante, un goût commun pour les livres, le fait que c’est Javi qui a choisi le prénom d’Amar. Et puis une coïncidence terrible : Javi s’est suicidé le jour de la naissance d’Amar, raison pour laquelle on ne parle plus jamais de lui.

Planant au-dessus de tout cela, il y a bien sûr la « dame aveugle », la grand-mère. Sa famille lui cache beaucoup de choses, n’hésite pas à profiter de sa cécité pour la tromper, ce qui ne l’empêche pas toujours d’avoir un jugement acéré.

Tout ce petit monde vit dans une petite ville du Kerala, au bord de la mer, dans une très grande et belle maison, le Bungalow, reflet de splendeurs passées. Le Bungalow, qui n’est plus entretenu depuis longtemps, est de plus en plus décrépit : il faut dire que personne ne travaille vraiment dans la famille et que la vente des beaux arbres du jardin reste le dernier moyen de lever quelque argent. Dans ces conditions, si le Bungalow et par la même occasion ses habitants jouissent encore d’un certain prestige dans la ville, c’est essentiellement par nostalgie de temps révolus.

L'écrivain indien Anees Salim (Crédit : DR)

Amar, le jeune narrateur, porte sur ce microcosme un regard aussi aiguisé que parfaitement cynique. Au sein de cette famille d’une grande piété, il se proclame athée. D’ailleurs, fait-il valoir, il n’a jamais été pleinement musulman puisqu’il n’est qu’à moitié circoncis, en raison d’un incident survenu lors de l’opération… Son talent d’observateur, son goût pour les mauvaises blagues ne l’empêchent pas de demeurer fondamentalement passif. Complètement fasciné par le sort de son oncle disparu, il demeure éternellement dans le registre de la rêverie. Devenu adolescent, sa vie sentimentale consiste à fantasmer sur sa tante aux formes plantureuses. Ses projets professionnels ne vont pas au-delà de vagues prestations de guide au service d’occasionnels touristes. Amar rêve en permanence de partir au loin mais ne bouge jamais. Son seul espoir dans l’existence, c’est « qu’une jeune touriste tombe amoureuse de moi ou qu’un couple âgé d’étrangers m’adopte ». Épouser une jeune Canadienne, c’est d’ailleurs ce qui est arrivé à son meilleur ami, lui donnant ainsi les clés d’un avenir doré dans le monde fantastique qu’est l’Occident ! Sauf que la jeune épousée, repartie dans son pays au bout d’une dizaine de jours, n’a plus jamais donné signe de vie…

Cette passivité dans tous les domaines est d’ailleurs ce qui caractérise le plus généralement Amar, sa famille et leur environnement. Il ne se passe jamais rien dans la petite ville. La vie tourne autour de la mosquée, la plage prisée des touristes n’intéresse aucunement les habitants, la ligne de chemin de fer qui longe le Bungalow voit passer des trains en route vers des régions lointaines mais que personne ne prend jamais. La seule à s’être éloignée de la ville, Sophiya – pour une excursion scolaire de quelques heures ! – en est morte. La seule personne de la famille à s’en être sortie, dans une certaine mesure, c’est finalement l’aînée, Jasira, qui, en sacrifiant tout à son égoïsme et son désir de respectabilité, a épousé un notable et a trouvé sa place.

Noir, très noir donc, ce récit et cela jusqu’à son dénouement tragique qui lui donne rétrospectivement l’allure d’une longue lettre de suicide. Et pourtant, la lecture des Descendants de la dame aveugle n’a rien de déprimant. Les personnages sont attachants en dépit de tous leurs défauts, et surtout le ton avec lequel Amar observe son entourage, son humour de la même couleur que l’histoire dans sa globalité, rendent difficile d’abandonner le volume. Anees Salim, publicitaire le jour et auteur de cinq romans la nuit, est incontestablement un grand raconteur d’histoires.

En prime, le lecteur trouvera dans le roman, qui comporte de nombreux éléments autobiographiques, la discrète chronique de la vie dans une communauté musulmane du Kerala dans les années 1990 : quand l’arrivée d’une télévision noir et blanc ou d’un réfrigérateur était un événement au moins aussi important que l’assassinat du Premier ministre Rajiv Gandhi ou la démolition de la mosquée Babri par une foule de militants hindouistes et les émeutes qui allaient en résulter.

A LIRE

Les descendants de la dame aveugle, Anees Salim, traduction d’Éric Auzoux, Éditions Banyan, 320 pages, 20,50 euros.


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