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LIVRES D’ASIE DU SUD

Littérature indienne : La Déesse et le Marchand d’Amitav Ghosh, un conte entre Bengale et Venise


Thèmes: Culture

Asialyst, 8 octobre 2021

Le nouveau roman de l’un des plus importants auteurs indiens nous promène à travers la planète sur les traces d’une ancienne légende. Une odyssée où l’on croise quelques dauphins et de nombreux migrants.

Patrick de Jacquelot

Sur la littérature indienne, voir: quelques clés pour explorer un continent

La parution d’un nouveau roman d’Amitav Ghosh est toujours un événement. Originaire du Bengale-Occidental, Ghosh est l’un des plus grands écrivains indiens contemporains. On lui doit entre bien d’autres choses la trilogie de l’Ibis (Un océan de pavots, Un fleuve de fumée, Un déluge de feu chez Robert Laffont), formidable fresque qui retrace le commerce de l’opium entre l’Inde et la Chine au XIXème siècle.

Avec La Déesse et le Marchand, Ghosh quitte le registre du roman historique et nous donne une œuvre très contemporaine où s’enchevêtrent les problématiques de l’environnement et de l’immigration.

Ce livre est en fait la suite d’un roman paru en 2004, Le pays des marées. Pas une suite directe dans la mesure où l’intrigue du nouveau livre n’embraye pas sur celle du premier et où les deux personnages principaux de La Déesse et le Marchand, apparaissent pour la première fois. Mais suite tout de même : le nouveau roman se déroule, dans sa première partie au moins, dans les mêmes lieux que le premier. On y retrouve de nombreux personnages du Pays des marées, avec leur évolution personnelle d’un livre à l’autre, et bien sûr des thèmes communs (l’environnement). Mais très curieusement, l’existence de ce premier volume n’est mentionnée nulle part dans La Déesse et le Marchand, alors même que les deux romans forment incontestablement un ensemble.

LIEUX IMAGINAIRES

L'écrivain indien Amitav Ghosh (Copyright Ivo van der Bent) 

Il serait d’autant plus dommage que le lecteur passe à côté du Pays des marées que ce premier roman est nettement le meilleur des deux. Il se déroule dans la région des Sundarbans, immense archipel de petites îles situées au fond du golfe du Bengale, non loin de Calcutta, de part et d’autres de la frontière entre l’Inde et le Bangladesh. Un endroit aussi beau que dangereux : les marées modifient sans cesse le tracé des cours d’eau, les tempêtes peuvent totalement submerger les îles, voire les faire disparaître, les terres sont fréquemment situées sous le niveau de la mer, protégées par des digues qu’il faut inlassablement reconstruire. Sans oublier que les Sundarbans grouillent de serpents, de tigres et de crocodiles, non moins dangereux.

Le personnage principal est une biologiste marine, Piyali Roy, originaire de Calcutta mais devenue américaine. Elle débarque dans la région pour y étudier sa population de dauphins d’eau douce. Elle y découvre un mode de vie fascinant, une histoire récente violente, faite d’utopie et de répression, et y rencontre des personnages complètement différents de ce qu’elle connaît, en premier lieu un pêcheur analphabète qui va lui servir de guide et nouer une relation très forte avec elle. Ce roman, qui est l’un des meilleurs d’Amitav Ghosh, nous fait donc voyager dans un monde inconnu. Il traite en outre de thèmes majeurs comme l’opposition frontale entre les préoccupations de protection de l’environnement et de la faune sauvage, venues d’Occident, et les exigences de survie des populations locales misérables.

On retrouve Piyali Roy, la famille de son assistant pêcheur et bien d’autres dans La Déesse et le Marchand. Le personnage principal est Deen, originaire de Calcutta et américanisé tout comme Piyali, vendeur de livres rares à New York. De passage en Inde, il se rend dans les Sundarbans sur les traces d’une ancienne légende bengali, celle du « marchand d’armes ». Elle raconte comment un marchand, poursuivi par la déesse des serpents, aurait fui de lieu imaginaire en lieu imaginaire. Sauf que Deen, avec l’aide de Cinta, une amie universitaire vénitienne spécialiste d’histoire médiévale, réalise peu à peu que l’itinéraire du marchand était bien réel, à travers le Moyen-Orient, l’Égypte et, justement, Venise.

Du Bengale-Occidental à Venise en passant par les États-Unis, la quête de Deen lui fait rencontrer de multiples personnages : Piyali, dont il tombe amoureux, Tipu, le fils du pêcheur du premier roman, qui se lance dans l’aventure terriblement dangereuse de l’émigration clandestine vers l’Europe, etc. Durant la première partie du récit, ce sont les thèmes environnementaux qui dominent : Piya fait découvrir à Deen la région des Sundarbans et son écosystème des plus fragiles. La biologiste s’inquiète de la chute de la population de dauphins, du fait, soupçonne-t-elle, des rejets d’une usine chimique locale (une question qui restera sans réponse quand le récit bifurque). Le thème principal devient ensuite celui des migrations : les jeunes gens qui se mettent à la merci de passeurs professionnels pour traverser l’Inde, le Pakistan, l’Iran et la Turquie avant d’échouer en Europe – quand ils y arrivent – reproduisent à leur façon le périple du légendaire marchand.

VOLET FANTASTIQUE

Écrit comme un récit d’aventure, La Déesse et le Marchand multiplie les incidents « anormaux » : les personnages font des rêves prémonitoires, entendent la voix de leurs proches décédés, sont confrontés à des coïncidences invraisemblables… Deen qui, lui aussi, se retrouve à suivre l’itinéraire du marchand poursuivi par la vindicte de la déesse des serpents, est hanté par des apparitions de serpents dans les endroits les plus inattendus.

Avec ce mélange d’aventures et d’ésotérisme – on voit même apparaître un livre très ancien, dans un musée de Venise, qui pourrait être l’une des pièces du puzzle de la légende du marchand –, le roman fait parfois penser à Umberto Eco. Malheureusement, la sauce ne prend pas complètement. Là où Le pays des marées, centré sur les Sundarbans et les problématiques écologiques, est un livre puissant, La Déesse et le Marchand peine parfois à convaincre avec sa double thématique et son volet fantastique. À cet égard, la scène finale est exemplaire : on y voit l’arrivée sur les côtes italiennes d’un bateau chargé de réfugiés mené par une femme mystérieuse qui pourrait bien être un avatar de la déesse des serpents, on le suppose. Alors que cette arrivée suscite une crise politique majeure, avec mobilisation de l’extrême droite pour l’empêcher d’accoster, tous les cétacés de Méditerranée et des millions d’oiseaux viennent entourer le navire, comme pour accueillir les migrants en Europe, en écho là encore à une scène de la légende ! De quoi rester quelque peu perplexe…

Bien entendu, un livre moyen de Ghosh demeure plus intéressant qu’un bon livre de beaucoup d’autres auteurs. L’écrivain déploie une fois de plus sa vertigineuse érudition (un autre point commun avec Umberto Eco) et réussit aussi bien à nous intéresser aux mœurs des dauphins, aux origines de l’imprimerie ou à la Venise du XVIIème siècle. De très beaux passages parsèment le roman : l’analyse du rôle du téléphone mobile dans le changement de la perception du monde par les Indiens les plus pauvres est saisissante, tout comme la description des jetées en bois de Venise rongées par des vers qui menacent les fondations mêmes de la ville. Et l’on découvre avec surprise l’existence d’une vaste communauté d’immigrés venus du Bangladesh qui assure le bon fonctionnement de la cité des Doges.

Fort bien écrit comme toujours chez Ghosh, La Déesse et le Marchand mérite d’être lu même si le livre n’est pas au niveau de ses meilleurs. Mais on ne peut que souhaiter que sa sortie pousse les lecteurs à découvrir par la même occasion Le pays des marées.

A LIRE

La Déesse et le Marchand
Amitav Ghosh
Traduction de Myriam Bellehigue
320 pages
Actes Sud
22 euros

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