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Gilles Verniers : "Au cœur des élections en Uttar Pradesh, l’édification d’un État majoritaire hindou"


Thèmes: Politique

Asialyst, 26 février 2022

Les élections qui se déroulent depuis le 10 février dernier dans l’État de l’Uttar Pradesh, au nord de l’Inde, sont loin de ne présenter qu’un intérêt local ou régional. Cet immense État qui compte plus de 200 millions d’habitants, soit autant que le Brésil, offre un concentré des batailles idéologiques les plus aiguës de la société indienne : affrontements de castes, mobilisations religieuses dans un État où la minorité musulmane représente 20 % de la population, nettement plus que la moyenne nationale de 13 %, mise en place de lois dirigées contre les minorités. Gilles Verniers, professeur de sciences politiques à l’Ashoka University de Delhi et spécialiste de la scène politique de l’Uttar Pradesh, explique dans une interview à Asialyst les enjeux multiples de ce scrutin. Au premier rang desquels, le jugement que porteront les électeurs sur le « projet d’édification d’un État majoritaire hindou », qui est plus avancé dans l’Uttar Pradesh que partout ailleurs dans le pays. Si une défaite du BJP, le parti nationaliste hindou au pouvoir au niveau national à Delhi et dans l’Uttar Pradesh, semble très peu probable, l’ampleur de sa victoire ou celle de l’éventuel recul de sa majorité seront scrutées à la loupe comme autant de signes annonciateurs pour les prochaines élections générales de 2024.

Propos recueillis par Patrick de Jacquelot

ENTRETIEN

À l’université Ashoka (Delhi) où il est professeur de sciences politiques, Gilles Verniers participe notamment à un projet sur la visibilité de la démocratie, soutenu par l’Alliance Program de l’Université de Columbia. Il dirige le Trivedi Centre for Political Data, un centre de recherche dédié à la sociologie des élections et de la classe politique indienne. Il coordonne avec le Professeur Christophe Jaffrelot un projet portant sur la sociologie des représentants élus en Inde, mené conjointement par Ashoka, Sciences Po, le King’s India Institute, et le CSDS à Delhi.

Gilles Verniers est docteur en science politique (Centre d’études et de recherches internationales (CERI), Sciences Po). Il a été chercheur invité à l’Institute of International Studies de l’Université de Californie à Berkeley. Il est également titulaire d’un master de science politique, d’un diplôme complémentaire en philosophie et d’un diplôme complémentaire en éthique économique et sociale de l’Université catholique de Louvain.

Gilles Verniers participera en direct depuis New Delhi à la conférence coorganisée le 23 mars à 18h30 par Asialyst et l’Inalco, en partenariat avec les Forums France Inde : « Les élections en Uttar Pradesh et l’avenir du nationalisme hindou ». Interviendront également lors de cette conférence tenue simultanément en public dans l’auditorium de l’Inalco et sur YouTube Live, Christophe Jaffrelot, chercheur eu Ceri et président de l’Association Française de Science Po, et Vaiju Naravane, correspondante à Paris pour l’Europe du média indien indépendant The Wire et professeure à l’Université d’Ashoka et à Sciences Po.

Yogi Adityanath, ministre en chef de l'Uttar Pradesh
(Source : Financial Express

Pourquoi les élections dans l’État de l’Uttar Pradesh sont-elles importantes à l’échelle du pays tout entier ?

Gilles Verniers : Elles sont importantes pour de nombreuses raisons. Ce ne sont pas des élections régionales parmi d’autres : elles ont un impact sur la politique nationale, du fait du statut et du poids politique de l’État : c’est l’État le plus peuplé, celui qui pèse le plus sur la politique nationale, celui qui a fourni au pays six ou sept de ses Premiers ministres. C’est aussi un État dont l’identité régionale se fond avec le grand récit politique national, et ce depuis la lutte contre la colonisation. C’est également devenu le site des principales batailles politiques et idéologiques qui ont agité l’Inde au cours de son histoire depuis l’Indépendance, qu’il s’agisse des politiques de castes avec la montée des partis de basses castes dans les années 1990, les mobilisations religieuses avec la montée du BJP, la fin du modèle d’inclusion laïque incarné par le parti du Congrès, qui est devenu une non-entité dans cet État… On retrouve bien sûr tous ces aspects de la politique indienne dans de nombreux États, mais ils sont concentrés en Uttar Pradesh sous des formes plus explicites et plus exacerbées qu’ailleurs.

Pour le BJP, l’Uttar Pradesh a un poids symbolique considérable puisque c’est un État qui abrite non seulement une population musulmane importante mais aussi des sites politiques et religieux de premier plan comme Ayodhya ou Varanasi. L’Uttar Pradesh occupe donc une place essentielle dans l’imaginaire nationaliste hindou, qui dépasse la simple question de la lutte pour le pouvoir dans une région de l’Inde. Une autre raison pour laquelle ces élections sont importantes, c’est que l’État est dirigé par un moine soldat hindou, Yogi Adityanath, qui a mis en œuvre un projet d’édification d’un État majoritaire hindou probablement plus avancé que nulle part ailleurs en Inde.

De fait, peut-on considérer l’Uttar Pradesh comme le laboratoire de l’hindutva, la doctrine de la suprématie hindoue ?

Il y a plusieurs laboratoires : le Gujarat, l’Assam, le Karnataka… Mais effectivement, l’Uttar Pradesh est un lieu d’expérimentation à la fois de politiques et de stratégies qui visent à l’établissement d’un État majoritaire hindou. C’est la première fois que le BJP a eu un mandat complet en étant seul au pouvoir depuis 2017. Cela a permis au BJP et au gouvernement de Yogi Adityanath d’expérimenter, notamment en utilisant les instruments de l’État, dont les lois. Ce qui relevait de campagnes de mobilisation, pour lutter contre les relations entre jeunes hommes musulmans et jeunes filles hindoues, contre les conversions, ou encore pour protéger la vache, s’est transformé en politiques publiques : loi contre les conversions, loi sur le « love jihad »

Le BJP au pouvoir a par ailleurs opéré une association constante entre la lutte contre la criminalité et les minorités. Au nom d’une politique de sécurité, ils ont utilisé les instruments de l’État de manière disproportionnée contre les membres des minorités, notamment musulmane. Et aussi contre des opposants, des dissidents, des journalistes, des citoyens ayant participé aux manifestations contre la loi sur la citoyenneté. Dans ses discours publics, le ministre en chef fait souvent allusion à la criminalité en utilisant des chiffres qui font référence au poids démographique des musulmans. Par exemple, en déclarant que cette élection c’est 80 % de la population contre 20 % de criminels : tout le monde comprend qu’il s’agit des 20 % correspondant à la population musulmane dans l’État.

L’enjeu de ces élections va donc bien au-delà de savoir qui va remporter le scrutin : il s’agit de savoir si les électeurs soutiendront dans les urnes la transformation en politiques publiques d’un programme politique majoritaire, anti-minorités. Il faut également souligner que ces élections sont le premier vrai test électoral pour Yogi Adityanath, qui n’avait pas joué un rôle de premier plan dans la campagne de 2017. L’issue est importante pour lui. Il ne fait pas mystère de ses ambitions de devenir Premier ministre à la suite de Narendra Modi. Une victoire solide et décisive consoliderait cette ambition et lui donnerait une certaine crédibilité. A contrario, un résultat mitigé pourrait nuire à cette ambition.

Le chercheur Gilles Verniers (Crédit : DR)

Le vote se déroule depuis le 10 février. Dans quelle ambiance cela se passe-t-il ?

Les élections sont devenues assez policées, dans tous les sens du terme. La Commission électorale mobilise les forces armées pour sécuriser le scrutin. C’est pour cela que les élections se déroulent en sept phases. On n’a donc pas vu particulièrement de violences. Mais ces élections se déroulent au terme d’un mandat marqué par des tensions, de la violence, du « vigilantisme » et du « vigilantisme d’État ». Le BJP n’a donc pas besoin d’en faire plus. Cela n’empêche pas des candidats du BJP d’exprimer ce qu’ils pensent de la population musulmane. On a vu se multiplier les déclarations choquantes et haineuses, sans qu’elles soient contrôlées ni par la Commission électorale, qui semble avoir décidé de ne pas intervenir, ni par les réseaux sociaux qui, à ma connaissance, n’ont sanctionné aucun candidat en Uttar Pradesh. Mais la violence est surtout verbale, même s’il y a eu une tentative d’assassinat contre le leader d’un petit parti musulman.

Cette élection va-t-elle permettre de juger l’impact sur le gouvernement de Narendra Modi des grandes crises récentes, le ralentissement économique, le chômage, la gestion du Covid-19, la mobilisation des paysans ?

De manière générale, on est très peu informé sur les déterminants du comportement électoral. On sait par exemple que la question du chômage, surtout des jeunes, préoccupe les électeurs, mais on sait également que les questions liées au nationalisme et à la religion génèrent aussi beaucoup de soutien. On sait que la caste reste tout à fait centrale dans le jeu politique et dans les calculs des partis. Mais nous ne disposons pas des données pour mesurer le poids respectif de ces différents éléments. Du coup, chacun interprétera les résultats en fonction de la grille d’analyse qu’il privilégie. Dans un scénario où le BJP conserverait le pouvoir mais avec une majorité sensiblement réduite, faudrait-il attribuer ce recul à la crise économique ou bien à une perte de popularité de la doctrine majoritaire hindoue, très honnêtement nous n’aurons pas de réponse.

Le défi pour le BJP, ce n’est pas tellement de remporter l’élection ou pas : à ce jour, on ne s’attend pas à un changement de majorité dans l’Uttar Pradesh. La question est plutôt : seront-ils à même de maintenir leur niveau de domination actuel, ou bien vont-ils perdre du terrain ? C’est important. Pour conserver sa majorité au niveau de l’État central, le BJP a besoin de remporter 85 % des sièges dans l’Inde hindiphone, dont l’Uttar Pradesh représente évidemment un gros morceau. La difficulté pour le BJP est donc de maintenir son niveau de domination. Autrement dit, même si le BJP conserve la majorité dans l’Uttar Pradesh mais en perdant du terrain, cela enverra un signal : ils peuvent être défiés de façon sérieuse aux prochaines élections générales de 2024.

Il n’y a en tout cas aucune chance selon vous de voir le BJP perdre l’Uttar Pradesh…

Des surprises sont toujours possibles. Le parti a subi ces dernières années des défaites spectaculaires dans certains États comme le Bengale-Occidental ou Delhi. Il y a aussi une mécanique des élections qui rend les choses très incertaines, et donc assez démocratiques : la distribution des voix peut produire d’une élection à l’autre des résultats assez différents en sièges. En 2017, le BJP a converti 40 % des voix en 77 % des sièges. Si la fragmentation de l’opposition se réduisait, ce taux de conversion pourrait diminuer.

Cela dit, le BJP conserve de sérieux avantages, le premier d’entre eux étant précisément la fragmentation de l’opposition. Le SP [Samajwadi Party, formation centrée sur les basses castes, NDLR] émerge comme le principal adversaire. Mais il reste deux autres partis qui vont grappiller des voix et empêcher le SP de remporter des sièges, le BSP [Bahujan Samaj Party, représentant les dalits/intouchables, NDLR], et le parti du Congrès de la famille Gandhi. Par ailleurs, le BJP a investi énormément de ressources en politiques de redistribution. Il est donc fort probable que cela paye en termes électoraux parmi les millions de personnes qui ont bénéficié de la générosité de l’État. Même si le climat économique est désastreux, le BJP peut remporter des élections. Dans l’Uttar Pradesh, d’ailleurs, ils ont remporté les élections de 2017 six mois après la démonétisation qui avait dévasté le secteur informel.

Le problème de la criminalité est souvent cité comme un facteur important dans les élections de l’Uttar Pradesh. Cela va-t-il être le cas cette fois ?

C’est l’élément de bilan que le gouvernement de Lucknow met le plus en avant. Dès 2017, il a fait de la lutte contre la criminalité une priorité, en partie d’ailleurs du fait des liens entre certaines composantes de celle-ci et les partis politiques régionaux qui étaient auparavant au pouvoir. Cela s’est manifesté par des arrestations, des destructions de biens mal acquis qui ont suscité beaucoup de satisfaction dans la population. Cela s’est traduit aussi par des pratiques policières hors cadre légal, et notamment des assassinats extra-judiciaires. Environ cent cinquante gangsters ont été exécutés de manière sommaire lors d’arrestations souvent théâtralisées. Ces actions ont contribué à façonner une image d’homme fort à Yogi Adityanath. Au prix, évidemment, des normes démocratiques et de l’État de droit. On peut s’en offusquer, et avec de bonnes raisons, mais il ne faut pas sous-estimer la popularité de ces pratiques. Le fait est que l’on entend dire d’un bout à l’autre de l’Uttar Pradesh que les extorsions, la criminalité de rue ont fortement baissé.

Les partis d’opposition sont-ils complètement démunis face à ce rouleau compresseur du BJP ?

Les partis d’opposition pris ensemble pèsent plus lourd que le BJP ! Mais ils sont fragmentés et se neutralisent les uns les autres. Les deux principaux, le SP et le BSP, ont essayé de s’allier lors des élections générales de 2019 mais ça n’a pas fonctionné. Cela a donc refroidi toute velléité d’unité de l’opposition pour les élections de cette année, ce qui joue énormément en faveur du BJP. On s’attend à ce que le SP fasse un bon score, mais pas suffisamment pour changer l’ordre des choses. Quant au parti du Congrès de la famille Gandhi, il a un soutien résiduel entre 5 et 6 % des voix. 

Faut-il en conclure que la démocratie indienne est malade ?

Malgré tous ses défauts, elle conserve certains traits qui préservent le caractère démocratique des élections. On décrit le régime BJP dans l’Uttar Pradesh de manière épouvantable, et de fait il y a lieu de penser que c’est justifié, mais personne n’imagine le BJP contester le résultat des élections s’il devait perdre. Le BJP concède ses défaites. Et depuis 2017, il a perdu plus d’élections régionales qu’il n’en a remportées. Sur des questions fondamentales comme la transition pacifique du pouvoir, l’Inde se porte mieux que les États-Unis ! Et les effets de la fragmentation de l’électorat et des partis combinés au système électoral font que des petites variations ici ou là peuvent produire des résultats imprévisibles. L’issue des scrutins reste donc incertaine, ce qui est une qualité démocratique indéniable !



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