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NOTE DE LECTURE

Livre : L'Inde, un géant fragile, atouts et handicaps d'une superpuissance en devenir


Asialyst, 15 octobre 2022

Des progrès insuffisants de la lutte contre la pauvreté jusqu’à la montée du nationalisme hindou, L’lnde, un géant fragile d’Olivier Da Lage brosse un panorama complet et très à jour des grandes problématiques du pays de Narendra Modi.

Patrick de Jacquelot

Le curieux qui feuilletterait L’Inde, un géant fragile dans une librairie ne doit surtout pas s’arrêter au premier chapitre. Ses premières pages consacrées à des évocations de la dynastie Maurya (322-185 avant J.C.) ou de l’empire Chola (IXème siècle après J.C.) pourraient lui donner l’impression que le livre présente un panorama du pays à travers les âges. Impression complètement fausse : l’ouvrage est en fait – et heureusement – totalement ancré dans l’actualité de l’Inde de ces dernières années, brossant ainsi un portrait de ses forces, faiblesses et crises multiples. Un « état des lieux » bienvenu du pays en ce début d’un XXIème siècle censé être justement, comme en sont persuadés nombre d’Indiens, le « siècle de l’Inde ».

Les quelques grands rappels historiques du début mis à part, Olivier Da Lage se livre donc à une analyse méthodique des grandes problématiques que rencontre l’Inde aujourd’hui. Rien d’étonnant si son ouvrage s’appuie sur les événements les plus récents : l’auteur est journaliste à RFI et Asialyst, et suit l’Inde de très près, y séjournant chaque année depuis vingt ans.

(Source : Brookings Institution)

L’ouvrage passe en revue successivement les structures démocratiques de l’Inde, sa vie politique, les religions, l’économie, la pauvreté, les ambitions internationales et les « années Modi ». Sur les questions sociales, l’auteur réfute judicieusement un certain nombre d’idées reçues. Sa description précise du système des castes lui permet de noter que s’il s’affaiblit dans la vie professionnelle, il demeure omniprésent dans la vie privée et les mariages. Soulignant que « les castes ne se confondent pas nécessairement avec les classes sociales », comme on le croit parfois en Occident, Olivier Da Lage dément également l’idée très répandue selon laquelle le principe des castes aurait été aboli dans la Constitution indienne – alors que c’est simplement la discrimination sur la base de la caste qui a été interdite.

Un intéressant chapitre sur les religions en Inde note que ce pays est « l’un des rares où le sentiment religieux ne se contente pas de ne pas reculer, mais progresse ». Les multiples religions présentes en Inde font l’objet d’une présentation – à l’exception, et c’est dommage, des religions animistes pratiquées encore de nos jours par les nombreuses populations tribales. L’occasion là encore de démonter quelques idées reçues. En dépit de la profusion des dieux, l’hindouisme n’est pas forcément polythéiste : bon nombre d’hindous considèrent qu’il existe « un seul dieu se manifestant sous des formes diverses ». De même, Olivier Da Lage explique que les hindous ne sont pas toujours végétariens, loin de là, et toujours dans le domaine de la société indienne, qu’il ne faut pas confondre « mariage arrangé » et « mariage forcé ».

Dans les chapitres traitant des questions davantage liées à une actualité brûlante, on retrouve généralement la même méthode, très didactique : la confrontation des grands principes avec la réalité observée, la théorie et la pratique en quelque sorte. La description de la nature authentiquement démocratique des institutions indiennes s’accompagne de multiples exemples de dérives récentes : lois d’exception, lois anti-sédition et autres. L’auteur souligne la réalité de la liberté de la presse et l’effervescence de la société civile, mais évoque en parallèle les pressions financières auxquelles les médias peuvent être soumis et les campagnes dirigées contre les ONG, qui ont contraint par exemple Amnesty International à cesser ses activités. Dans le même ordre d’idées, le rôle essentiel de la Cour suprême dans le fonctionnement de la démocratie indienne est expliqué – ainsi que les dérives de son fonctionnement du fait de la « complaisance » de deux présidents récents envers le gouvernement.

Particulièrement intéressant, le chapitre qui traite de l’économie indienne s’attarde sur une problématique pas très souvent évoquée en France : le protectionnisme viscéral qui imprègne le pays. « Manifestement gagnante de la mondialisation, l’Inde n’en joue cependant pas pleinement le jeu », écrit Olivier Da Lage, qui énumère les nombreuses mesures protectionnistes adoptées par le Premier ministre Narendra Modi (hausses des droits de douane ou refus de se joindre à des accords régionaux de libre-échange). Alors que Modi définit désormais « l’autosuffisance » de l’Inde comme sa priorité numéro un, l’auteur souligne très justement l’ambiguïté de cette notion pour un pays qui demeure largement dépendant des importations dans de multiples domaines – et qui aurait cruellement besoin d’intégrer les chaînes de valeurs internationales s’il veut créer enfin les emplois dont sa jeunesse a besoin, pourrait-on ajouter. Ce qui est en cause, après tout, c’est la capacité de l’Inde à atteindre une croissance suffisante pour tirer enfin des centaines de millions de personnes de la pauvreté, alors que, avant même la crise du Covid-19, la croissance du pays avait enregistré un ralentissement très inquiétant.

Que cette tentation du repli sur soi – tout à fait paradoxale pour un pays qui se voit comme l’une des grands puissances du XXIème siècle – soit une caractéristique centrale de l’Inde d’aujourd’hui se confirme dans la sphère diplomatique. Alors même que l’Inde revendique une place au Conseil de Sécurité de l’ONU, Olivier Da Lage fait remarquer qu’elle s’abstient le plus souvent sur les résolutions importantes quand elle est présente au Conseil en tant que membre non permanent, comme on l’a vu au sujet de la guerre en Ukraine mais pas seulement.

Au fil des différents chapitres, le livre aborde abondamment l’action de Narendra Modi, au pouvoir depuis 2014. Ce dernier est souvent décrit en France sous le seul prisme de sa politique ultra nationaliste hindoue, et cette question est largement traitée. Mais l’auteur s’intéresse également aux multiples réformes lancées par le Premier ministre pour répondre aux préoccupations des Indiens ordinaires : la liste en est impressionnante, de la généralisation des comptes bancaires à celle de l’électrification des villages, de la création d’une assurance médicale obligatoire à la réforme de la fiscalité indirecte… Fidèle à sa méthode, il ne manque pas de mettre en regard des objectifs, généralement judicieux, un point sur les limites de leurs mises en œuvre sur le terrain.

D’une lecture fluide, agrémentée de quelques cartes et infographies, L’Inde, un géant fragile est donc une excellente introduction aux réalités du pays en ce début des années 2020. Le livre s’appuie sans cesse sur l’actualité la plus récente, parfois même un peu trop. Au sujet de la crise du Covid-19 qui a ravagé l’Inde au printemps 2021, Olivier Da Lage souligne très justement les « conséquences dramatiques pour une génération déscolarisée plus de deux ans durant » du fait des confinements à répétition. Mais il est peut-être quelque peu exagéré d’affirmer que le Covid-19 « remet en cause le modèle indien », comme l’affirme dans son titre le dernier chapitre de l’ouvrage. On peut supposer que le même livre écrit dans deux ans n’avancerait pas la même idée.

On peut enfin regretter que les sujets culturels soient largement absents. La vitalité et la créativité des artistes indiens dans tous les domaines, la force de leur cinéma et de leur littérature auraient mérité un petit développement. L’auteur ne fait guère qu’une allusion au « soft power » de l’Inde avec la popularité internationale des films de Bollywood. Pour enchaîner aussitôt sur une remarque au vitriol : le « soft power » de l’Inde, écrit-il, « s’est pratiquement évanoui en deux ans après la réélection de Modi en 2019 » du fait du changement de statut imposé au Cachemire, du projet de loi sur la nationalité ou des lynchages de musulmans. De quoi mettre en fureur les partisans de Modi, persuadés que celui-ci a propulsé à des sommets le prestige international de leur pays…

A LIRE

L’Inde, un géant fragile
Olivier Da Lage
224 pages
Éditions Eyrolles
2022

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