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LIVRES D'ASIE DU SUD

Littérature indienne : la double histoire d’un grand roman tamoul


Thèmes: Culture

Asialyst, 18 avril 2025

Un superbe chant d’amour, un tableau de l’insupportable pression sociale dans une petite communauté villageoise, mais aussi le déchaînement de violence contre le livre de la part des fondamentalistes hindous, tout cela c’est Femme pour moitié de Perumal Murugan.

Patrick de Jacquelot

Il y a deux histoires aussi intéressantes l’une que l’autre dans Femme pour moitié, ce roman du grand écrivain tamoul (Inde du sud) Perumal Murugan. Celle que raconte le livre et celle du livre et de son auteur. Car la première, la fiction du récit, a suscité des réactions qui ont bouleversé la vie du romancier.

L’histoire que raconte le livre, d’abord : elle se passe dans la campagne du Tamil Nadu, le grand État situé au sud de l’Inde, à une époque non précisée correspondant à celle de la colonisation britannique. On y suit un couple de paysans, Kali et Ponna. Tous deux vivent depuis des années une histoire d’amour passionnée que rien ne devrait pouvoir entamer. Douze ans après leur mariage, ils ne peuvent toujours pas se passer l’un de l’autre et ne vivent que pour leur couple. Leur bonheur serait parfait si Ponna avait des enfants mais rien à faire : la jeune femme vit un drame, son « ventre demeure stérile ».

Le couple a pourtant tout essayé. Outre des relations physiques intenses qu’ils pratiquent avec enthousiasme, Kali et Ponna ont consulté tous les voyants, mages et devins des environs. Pas un temple dont ils n’aient demandé au prêtre d’intervenir, forces cérémonies et offrandes à l’appui. Rien n’y fait, au point que la situation devient critique. Car l’absence d’enfant n’est pas seulement un drame intime pour le couple, c’est aussi et surtout un drame social. Dans une société rurale ultra conservatrice, avoir des enfants est perçu comme une obligation. C’est eux qui mèneront les rites funéraires de leurs parents le moment venu, c’est eux qui hériteront des terres familiales. Dès lors, la naissance d’un enfant devient une préoccupation pour toute la communauté.

Scène champêtre au Tamil Nadu (Photo V. de J.)
ACCOUPLEMENT AVEC UN INCONNU

Kali et Ponna sont soumis à des questions publiques et incessantes sur leur incapacité à enfanter. Kali est surnommé « l’impuissant » par ses amis d’enfance. A la moindre altercation, les voisines de Ponna lui envoient en pleine figure des remarques sur sa stérilité apparente. Famille et amis pressent le jeune homme de prendre une deuxième épouse mais il aime trop Ponna pour s’y résoudre. L’idée d’une adoption est évoquée mais cela ne ferait pas disparaître les accusations d’impuissance et de stérilité.

Alors que la pression de leur entourage se fait chaque jour plus écrasante, les mères de deux époux leur mentionnent une solution possible. Selon une vieille tradition dont on ne parle que sous le manteau, la Grande Fête annuelle de la divinité locale autorise une pratique très singulière. Pendant cette nuit-là, les femmes en manque d’enfant auraient le droit de s’accoupler avec un inconnu, un homme considéré alors comme une « incarnation du dieu ». Ponna ne devrait-elle pas avoir recours, en toute discrétion, à ce procédé ? Aussi choqués l’un que l’autre par cette proposition, les deux jeunes gens doivent prendre une décision…

C’est à ce stade qu’intervient l’histoire de ce qui est arrivé au livre et à son auteur. Alors que Femme pour moitié avait été publié en 2010 sans causer d’émotion particulière, des groupuscules fondamentalistes hindous proches du BJP, le parti du Premier ministre Narendra Modi, lancent en 2014 une violente campagne contre l’ouvrage. Dénonçant une attaque intolérable contre la vertu des femmes indiennes et l’honneur de la caste à laquelle appartiennent les personnages (qui est la caste de Murugan), des manifestants s’en prennent à ce dernier, réclamant son arrestation, brûlant son livre, le menaçant de mort. À la suite d’une médiation de la police, l’auteur est contraint d’accepter de s’excuser et de retirer son roman. Ce qui le conduit alors à annoncer que « l’écrivain Perumal Murugan est mort ». Quittant sa région d’origine, où se passe le roman, il renonce à toute carrière littéraire.

L’histoire de la vie réelle aurait pu s’arrêter tristement là si un rebondissement romanesque n’était intervenu deux ans plus tard. Suite à une campagne menée par des associations et des écrivains scandalisés par le sort de Murugan, la Haute Cour du Tamil Nadu annula l’accord imposé à l’auteur ainsi que l’ensemble des poursuites contre lui. Dans un jugement éclairé comme la justice indienne n’en rend pas toujours, la Cour proclama : « que l’auteur ressuscite et fasse ce qu’il fait de mieux : écrire ». Murugan a donc ressuscité en tant qu’écrivain et a repris sa carrière…

MERVEILLE D’ÉCRITURE

Les campagnes de haine contre lui auront au moins eu un mérite : attirer l’attention sur un remarquable roman. Car Femme pour moitié est une merveille d’écriture – et de traduction, d’ailleurs. Murugan évoque de manière saisissante les campagnes du Tamil Nadu, la vie rurale, la symbiose entre les paysans et leurs animaux, le cycle des saisons. La description des croyances et des rituels de sa communauté est fascinante. La quête de Kali et Ponna les mène de temple en temple. Il s’agit de trouver le dieu ou la déesse qui sera à même de lever la malédiction qui les frappe. Quitte à plonger dans l’histoire familiale afin d’identifier celui de leurs ancêtres qui a pu irriter les dieux et condamner ainsi ses descendants. Avec à chaque fois les « pujas » (prières) et les offrandes appropriées donnant naissance à d’immenses espoirs toujours déçus.

Les deux « héros » du roman, enfin, sont bouleversants. Personnages simples, ils ne demandent rien à personne et ne veulent qu’une chose : vivre leur amour. Leur passion est décrite avec autant de force que de délicatesse, aussi bien la tendresse de leurs petits gestes quotidiens que la violence de leur attirance physique. Si seulement on voulait bien les laisser tranquilles, ils se feraient même à l’idée de ne pas avoir d’enfant. Mais le poids de la communauté est là. Une petite communauté rurale de paysans plutôt aisés, au conformisme écrasant, où la notion de vie privée et d’intimité n’existe pas. La violence latente qui entoure Kali et Ponna parce qu’ils ne sont pas capables de se conformer aux injonctions de la communauté n’est finalement pas sans similitude avec la violence explicite dont a été victime l’écrivain.

A LIRE
Femme pour moitié
Perumal Murugan

Traduit par Léticia Ibanez
224 pages
Gallimard

21,50 euros

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