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Le textile du Bangladesh, un an après le désastre

 

Thèmes: International

Les Echos, 3 avril 2014

TEXTILE // Depuis les 1.135 morts du Rana Plaza, l'an passé à Dacca, les marques occidentales, les usines locales et les syndicats œuvrent de concert à améliorer la sécurité et les droits des ouvriers. Un processus aussi original qu'ambigu.

Voir les articles Sultana, Kavita, Abdul et Cie, dans les bidonvilles du textile au Bangladesh, Le textile, un secteur clef pour le développement du Bangladesh, Le Bangladesh se fait sa place dans le club des émergents et les diaporamas Dans un bidonville des ouvriers du textile, Le textile, entre prospérité et catastrophes et Dacca, une capitale surpeuplée.

Patrick de Jacquelot
— Envoyé spécial à Dacca (Bangladesh)

Le bidonville de Tongi, au nord de Dacca, la capitale du Bangladesh, est l'un des nombreux « slums » où vit la moitié de ses 15 millions d'habitants : ses minuscules logements en tôle ondulée abritent 20.000 familles. Autour du bidonville se dressent de vastes bâtiments en béton, des usines de vêtements qui emploient une bonne partie des résidents. Abdul Rahim, vingt-cinq ans, n'est pas peu fier d'être déjà contremaître et de gagner 10.000 takas par mois (près de 100 euros), près du double du salaire minimum. Il travaille dans une « bonne » usine, où la sécurité lui semble correcte, mais, tout de même, une petite inquiétude est toujours là : « On a vu le Rana Plaza se transformer en millefeuille en cinq minutes, on se demande si ça peut arriver chez nous. »

Comme le jeune contremaître, le Bangladesh tout entier pense au Rana Plaza, à l'approche du premier anniversaire du drame. Le 24 avril 2013, cet édifice de huit étages s'est effondré, tuant 1.135 personnes. Le Rana Plaza abritait 3.000 ouvriers de l'habillement travaillant pour des marques occidentales. Ce bâtiment était un exemple parfait de ce qui se fait de pire au Bangladesh : il mélangeait commerces, usines et logements ; des machines avaient été installées dans des locaux non construits pour cela, des étages avaient été ajoutés sans permis… Arrivant peu après l'incendie qui avait fait 111 morts en novembre 2012 dans une autre usine de Dacca, le carnage du Rana Plaza a suscité un électrochoc. En cause : la pérennité de la confection, secteur clef de l'industrie du Bangladesh, avec 4 millions de salariés et 80 % des exportations du pays.

Fermeture d'usines très dangereuses

Le slum de Tongi. Au fond, le bâtiment d'une usine textile

Tout le monde s'est mobilisé : pouvoirs publics, syndicats, industriels et donneurs d'ordre occidentaux (marques de prêt-à-porter, grands distributeurs) pour qui travaillent ces usines et qui ont peu apprécié de voir leur nom associé à des ateliers mortellement dangereux, où trimaient des ouvriers payés une misère. En quelques semaines, des accords ont été élaborés pour tenter d'éviter de nouveaux drames. Avec deux objectifs : assurer la sécurité physique des usines et améliorer les droits des travailleurs. Un processus inédit qui voit les requins de la distribution occidentale collaborer entre eux et pousser les ouvriers de leurs fournisseurs à se syndicaliser…

« Nos ingénieurs ont commencé les inspections des usines. Quand celles-ci recevront les rapports, elles auront un mois pour élaborer leurs plans d'action conjointement avec les syndicats et les marques [clientes] », explique-t-on au siège du groupement Accord on Fire and Building Safety in Bangladesh. Celui-ci regroupe 150 marques occidentales (Auchan, Carrefour, H&M, Benetton, M&S, Adidas, etc.), des syndicats et des ONG, sous la présidence de l'Organisation internationale du travail. Le groupement doit inspecter plus de 1.500 usines d'ici à septembre, avec ses propres ingénieurs et des consultants extérieurs, une tâche jugée « énorme mais faisable », qui a déjà débouché sur des fermetures autoritaires d'usines très dangereuses. Parallèlement à l'Accord, où dominent les marques européennes, les acheteurs américains ont créé leur Alliance dans la même optique. Et le gouvernement bangladeshi a lancé son « National Action Plan ». Les trois initiatives sont censées se coordonner pour passer en revue les 3.500 principales usines de confection.

Dans l'usine du groupe Mohammadi

Près de l'aéroport, dans un quartier populaire, se dresse une usine du groupe Mohammadi. Sur les immenses plateaux des quatre étages du bâtiment, 2.300 ouvriers et ouvrières s'activent autour de 400 machines à coudre, 500 machines à tricoter et autres remailleuses pour fabriquer chemises et sweaters, notamment pour H&M. L'atmosphère a beau être celle d'une invraisemblable ruche, les locaux sont impeccables, munis de lances à incendie et abritent même 50 machines Jacquard automatiques allemandes. On est loin des usines poubelles à la Rana Plaza, et Faruk Hossen, qui fait visiter, proclame fièrement, après une inspection : « Nous sommes plus sûrs que sûrs : les fondations sont faites pour dix étages et nous n'en avons que quatre ! » Pourtant, Rubana Huq, directrice générale de Mohammadi Group, est inquiète. Elle sait que certaines de ses huit usines ne sont pas aux normes que veut imposer l'Accord. Et son groupe a beau avoir beaucoup de ressources, avec ses 70 millions de dollars d'exportations annuelles et ses diversifications dans l'énergie et l'informatique, elle se demande « d'où va venir l'argent » des travaux.

Des mises aux normes coûteuses

Inquiétude similaire chez Guillaume Ragu, Français de quarante ans arrivé au Bangladesh il y a quatorze ans et aujourd'hui propriétaire de Tandem, une usine de pulls employant jusqu'à 2.500 personnes. Pour lui, l'entrée en vigueur de l'Accord a deux conséquences parfaitement contradictoires. D'une part, raconte-t-il, « [s]e s carnets de commandes sont pleins jusqu'en septembre, ça ne [lui] était jamais arrivé ». Explication : « Les acheteurs se reportent sur les usines correctes. » A l'inverse, son usine a beau être « correcte », il sait qu'il n'atteint pas les normes de l'Accord. Les respecter lui coûterait « 300.000 dollars et [il n'a] pas l'argent », affirme-t-il. Quand il a demandé à son client de l'aider, comme prévu dans l'Accord, il lui a été dit de se débrouiller.

Dur de faire vivre une famille entière avec un seul salaire...

L'attitude des donneurs d'ordre va être déterminante dans le succès ou l'échec du processus. « L'expérience que nous avons avec nos fournisseurs, c'est qu'ils vont financer les travaux », explique le directeur du développement durable d'un grand distributeur français signataire de l'Accord, qui ne veut surtout pas être cité. « Il y aura plein de cas différents », reconnaît-il et si un fournisseur a des difficultés, « l'essentiel c'est qu'on en discutera ». Des aides sous forme « de paiements accélérés ou d'avances de trésorerie » pourraient être envisagées, évoque-t-il du bout des lèvres.

De fait, les marques membres de l'Accord « sont obligées de fournir des ressources [à leurs fournisseurs en cas de besoin, NDLR)], mais ce ne sera pas un cadeau, il faut que ce soit dans le cadre d'une proposition commerciale », confirme Baki Srinivasa Reddy, directeur pays de l'OIT et acteur central du processus. Reste que les coûts entraînés par les meilleures normes devront bien se retrouver in fine dans les prix des usines. Une perspective qui n'enchante pas les marques occidentales. Le problème, souligne un responsable d'un autre grand acheteur français, « c'est que le seul discours que l'on entend en France, c'est celui du prix le plus bas pour défendre le pouvoir d'achat, le thème du "mieux consommer" n'est pas du tout audible ».

Dans une des usines du groupe Mohammadi, les 2.300 ouvriers et ouvrières s’activent autour des machines à coudre et à tricoter...
Les locaux sont impeccables, munis de lances à incendie. On est loin des usines poubelles à la Rana Plaza.


L'ambiguïté certaine qui règne dans l'Accord sur « qui va payer quoi » est ressentie vivement à la BGMEA, l'association des industriels de la confection, dont le siège, une tour en verre au cœur de Dacca, symbolise la puissance. Les usines textiles ont beaucoup progressé, affirme Atiqul Islam, président du syndicat, « il y a dix ans, il n'y avait pas de congé de maternité et on installait les usines dans des bâtiments à usage mixte, aujourd'hui, tout ça a changé ». Pour le patron des patrons de la confection, pas de doute, il faudra que « les acheteurs assument leurs responsabilités et acceptent de payer un petit peu plus ». D'autant, poursuit-il, que « beaucoup de petites entreprises ne pourront pas survivre ». Une des grandes questions en suspens est celle des petits sous-traitants, qui ne sont guère couverts par le processus. « Les petites usines ferment officiellement mais continuent en réalité, explique Guillaume Ragu C'est pire que tout car personne ne les contrôlera. »

Amirul Haque Amin, au siège de son syndicat

Le deuxième volet d'action porte sur la condition des travailleurs. Le salaire minimum a été relevé sensiblement, de 3.000 à 5.300 takas (une cinquantaine d'euros). Abdul Rahim, avec ses 10.000 takas, ne s'en sort pas pour autant. Chargé d'une famille de cinq personnes, avec un loyer de 3.000 takas pour la pièce unique qu'ils occupent dans le bidonville, il doit faire appel au prêteur sur gages du coin. Côté droits syndicaux, des petits progrès sont observés. « En 2011 et en 2012, un seul syndicat avait été créé au niveau d'une usine ; en 2013, il y en a eu 96 », se félicite le directeur de l'OIT. « Ca reste quand même compliqué, tempère Geneviève Paul, responsable du bureau mondialisation à la Fédération internationale des droits de l'homme à Paris. Il y a toujours beaucoup de harcèlement contre les syndicats. »

Paradoxalement, Amirul Haque Amin, secrétaire général du syndicat ouvrier NGWF, est presque plus optimiste. Recevant au siège de son organisation - trois pièces minuscules -, il estime que les choses évoluent dans le bon sens et compte sur les multinationales pour faire pression sur les propriétaires d'usines, car elles « savent quel business ils ont fait ensemble ces dernières années et si les patrons mentent » quand ils disent ne pas avoir les moyens d'agir. Les multinationales, meilleures alliées des ouvriers ? « On peut dire ça », répond-il avec un grand sourire…

Encore balbutiant, le processus engagé après l'effondrement du Rana Plaza a encore tout à prouver. Principal risque d'échec : la volonté évidente des usines bangladaises et des acheteurs occidentaux de faire payer la facture par le camp adverse. Principale chance de succès : son caractère collectif, « qui fait des droits de l'homme un sujet non concurrentiel », comme le dit le distributeur français. L'Accord, tout comme l'Alliance, va devoir démontrer rapidement son efficacité alors que l'impatience est grande. Le premier anniversaire du Rana Plaza va montrer que les indemnisations des victimes n'ont toujours pas été versées. Les Etats-Unis, qui ont suspendu l'an dernier, à la suite de la catastrophe, le dispositif de droits de douane réduits concédé au Bangladesh, semblent juger sévèrement la lenteur du gouvernement de Dacca. Pour les donneurs d'ordre occidentaux, il est essentiel d'obtenir une amélioration visible des conditions de travail chez leurs fournisseurs. A défaut, la tentation du départ serait forte, un risque mortel pour l'économie du Bangladesh. Certes, ils se sont engagés dans le cadre de l'Accord à poursuivre dans l'immédiat leurs activités sur place. Mais, « si nous le voulons, nous pouvons partir en un mois, estime une grande marque, il y a un an, Disney est parti en une semaine ».


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