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L'ASIE DESSINÉE

BD : l’adieu à l’Asie de Jonathan, le voyageur de Cosey


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 13 novembre 2021

Après quarante-six ans de pérégrinations dans le monde himalayen, Jonathan rentre chez lui. Mais le dessinateur suisse Cosey le promet dans une interview à Asialyst : il consacrera d’autres albums à son continent favori ! Également au programme : la répression – actuelle – à Hong Kong et – passée – en Corée du Sud.

Patrick de Jacquelot

C’est une page qui se tourne : quarante-six ans après avoir créé le personnage de Jonathan, le dessinateur suisse Cosey met un terme aux aventures de son héros avec un dernier album intitulé La piste de Yéshé*. Entre-temps, et tout au long de dix-sept volumes, le bourlingueur rêveur aura arpenté de multiples pays d’Asie et notamment l’ensemble du monde himalayen, tout à sa quête sans fin de vérité sur lui-même et sur le monde.

Une grande série de bande dessinée qui s’arrête de façon claire et nette, c’est une rareté. Interrogé pour savoir s’il connaît d’autres exemples, Cosey explique à « L’Asie dessinée » : « Non, je n’en vois pas. J’ai beaucoup hésité, je crains d’avoir des regrets, mais j’ai pris le risque. Il y a trop de séries qui n’en finissent plus… Jonathan n’est pas un de ces héros qui peuvent revenir indéfiniment. »

Jonathan ne connaîtra donc plus d’aventures imaginées par son créateur helvétique – et encore moins à l’avenir par d’autres dessinateurs, comme c’est actuellement le cas pour presque tous les grands héros de la bande dessinée franco-belge. Il est vrai que la nature même de la série Jonathan rendrait impossible sa reprise par d’autres artistes : car l’identification entre Cosey et son héros est totale ou presque.

Extrait de "La piste de Yéshé", scénario et dessin Cosey, Le Lombard (Copyright : Le Lombard) 

Pour ceux qui en doutaient encore, La piste de Yéshé lève toute ambiguïté. Dès la couverture, le visage de Jonathan vu dans un rétroviseur le montre clairement : le dessinateur se regarde dans le miroir et y voit son personnage, Jonathan étant un fidèle autoportrait de Cosey. L’identification se parachève dans les très belles deux dernières pages : on y voit Jonathan rentrer en Suisse après ses années d’errances et revenir « à la maison », chez Cosey. Les silhouettes des deux hommes se juxtaposent avant, on le suppose, de se fondre l’une dans l’autre.

Il y a peu d’exemples, en fait, de héros de BD de fiction reflétant autant la personnalité de leur créateur. « Notre identification est gravissime ! », s’exclame Cosey dans un éclat de rire avant de souligner qu’elle n’est pas absolument totale. Jonathan « a toujours fait des choses que je serais incapable de faire. Des choses un peu héroïques par moment… » Dans ses premiers albums, qui s’inscrivaient dans une veine plus classique de récits d’aventures, il est même arrivé au jeune héros de faire le coup de feu. Ce que son créateur en serait presque à regretter : « S’il a été un peu héroïque au début, c’est parce que je n’étais pas encore allé au bout de ma démarche, explique Cosey. Je considère cela comme un des points faibles de la série, son côté un peu western… » Mais Jonathan a vite reflété la démarche de son auteur : celle d’une éternelle quête de soi. D’où ses nombreux périples dans les régions himalayennes, au Tibet, au Népal, au Ladakh, au Cachemire où il a pu approfondir son exploration de la spiritualité bouddhiste ou hindoue. Cosey s’était d’ailleurs expliqué sur sa fascination pour l’Asie dans une longue interview accordée à Asialyst lorsque son œuvre exceptionnelle avait été couronnée par un Grand prix d’Angoulême.

Dans La piste de Yéshé, Jonathan arrive au terme de sa quête quand il comprend qu’il n’y a rien à trouver. Ce qui ne signifie pas que ses années passées à parcourir l’Asie, en allant jusqu’en Birmanie et au Japon, ont été vaines : la quête « sert à découvrir que ce qui était recherché n’était autre que le chercheur lui-même. Il fallait toute cette recherche pour comprendre cela. C’est l’enseignement de l’Inde antique, la quête pour découvrir qu’il n’y a pas de chemin qui conduise à nous-mêmes », explique Cosey. Qui ajoute aussitôt que « Jonathan a trouvé ce qu’il cherchait mais moi non, je continue à chercher. Je suis donc dans l’illusion absolue. Comme tout le monde ou presque ! »

Les voyages de Jonathan ne sont pas pour autant des introspections métaphysiques coupées du monde réel. Bien au contraire : l’auteur puise dans ses nombreux séjours sur place pour brosser un portrait fidèle des réalités politiques de la région. Dans ce nouvel album, l’emprise chinoise sur le Tibet est dénoncée une fois de plus. Les moines tibétains chez qui séjourne Jonathan ne manquent pas une occasion de décrire les méfaits de ceux qu’ils appellent avec une ironie un peu désespérée « nos libérateurs ». Militant infatigable de la cause tibétaine, Cosey ne peut que constater « l’aggravation absolue » de la situation sur place, avec la « sinisation » imposée à la population tibétaine. Une évolution contre laquelle un sentiment d’impuissance semble prévaloir.

Dans cet ultime album, Jonathan apporte certes une fois de plus son aide aux mouvements de résistance contre l’oppression chinoise. Mais de façon peut-être encore plus passive que précédemment : c’est cette fois en faisant le (faux) mort qu’il contribue à dissimuler le (vrai) décès d’un chef spirituel tibétain, laissant à la communauté le temps de lui trouver un successeur sans que les autorités chinoises puissent s’en mêler. Une mort simulée qui là encore contribue à ce point d’orgue dans les « aventures » du globe-trotter. Reste que entre la constatation que la quête était sans véritable objet puisqu’il n’y avait rien à trouver, et la détérioration continue de la situation politique sur place, le récit ne comporterait-il pas un petit arrière-fond de désillusion ? « Oui, pourquoi pas ?, répond Cosey, on pourrait parler d’atterrissage par rapport à un côté un peu exalté, idéaliste des plus jeunes années de Jonathan… »

Quel que soit le débouché de la quête spirituelle ou la dégradation de la situation sur place, il reste en tout cas le voyage. Cosey, une fois de plus, restitue à merveille les décors, les personnages et la vie quotidienne des régions traversées, avec en particulier dans ce nouvel album la vie dans un monastère tibétain. Paysages splendides, architectures, portraits, la beauté des images emporte le lecteur.

"La piste de Yéshé", couverture et pages 8, 13 et 16

Pour apprécier pleinement l’art de Cosey, on peut se reporter, outre la dernière aventure de Jonathan, au volume À l’heure où les dieux dorment encore**. Ce gros livre format livre d’art présente de nombreux dessins, esquisses, croquis rapportés par Cosey de ses voyages, et en particulier d’un séjour de plusieurs mois effectué en Inde. Accompagnées de nombreux petits commentaires, ces œuvres mettent en évidence la virtuosité graphique de l’artiste et permettent d’entrer un peu dans les mécanismes de sa création. Grand maître de la couleur, l’auteur y donne même un petit cours sur le sujet qui ravira les amateurs.

À l’heure où Jonathan tire sa révérence, ses fans pourraient s’inquiéter : l’identification entre le personnage et son auteur pourrait-elle aller jusqu’au retrait de ce dernier ? Pas le moins du monde, rassure Cosey : « J’ai plein d’envies de faire d’autres albums, la retraite ne m’intéresse pas ! » Et si ses autres BD récentes se passaient en Suisse ou dans l’univers de Mickey, l’artiste compte bien revenir à son continent de prédilection dans ses œuvres à venir : « L’Asie ne disparaîtra pas de mon champ d’action », promet-il aux lecteurs de « L’Asie dessinée » !

"À l’heure où les dieux dorment encore", couverture et une page

Après les rêveries métaphysiques et poétiques de Cosey et son esthétique raffinée, changement radical de ton avec les reportages à l’état brut de Kwong-Shing Lau. Seul point commun entre La piste de Yéshé et Hongkong, cité déchue : la dénonciation de la répression chinoise.

L’auteur de Hongkong, cité déchue*** est un Chinois d’une trentaine d’années au parcours original qu’il résume dans un premier court récit : Une brève histoire de ma vie – Du Japon à Hongkong. Né dans la cité alors colonie britannique, Kwong-Shing Lau a été élevé jusqu’à l’âge de huit ans au Japon. L’installation à ce moment-là de sa famille en Chine continentale se révèle désastreuse pour l’enfant : considéré par les Chinois comme étant japonais, et donc responsable par assimilation des horreurs perpétrées par le Japon contre la Chine pendant la Seconde Guerre mondiale, le jeune Kwong-Shing Lau est l’objet de brimades terribles de la part de ses « camarades » et même du corps enseignant. Ces années de cauchemar se terminent quand sa famille part s’installer pour de bon à Hong Kong : l’adolescent y découvre la liberté… Loin d’être anecdotiques, ces éléments biographiques expliquent bien sûr l’attachement viscéral du jeune homme à la liberté qui était censée être garantie à Hong Kong pendant cinquante ans après la rétrocession du territoire à la Chine.

Composé d’éléments variés, son livre n’est pas véritablement une bande dessinée mais plutôt un recueil de dessins politiques commentant l’actualité de Hong Kong depuis 2019, quand un projet de loi permettant l’extradition de citoyens du territoire vers la Chine continentale a suscité une mobilisation massive. Ces dessins de presse publiés sur les réseaux sociaux ou dans des journaux témoignent des manifestations et de la répression qui les accompagne. L’auteur y dénonce par exemple les collusions entre les triades, les gangs de Hong Kong, et la police, ou les bavures sanglantes de cette dernière déguisées en suicides de manifestants. Chaque dessin est accompagné d’un petit texte explicatif permettant au lecteur occidental de comprendre le contexte.

Une série intitulée Hong Kong 2028 imagine ce que pourrait devenir la ville après quelques années de domination chinoise. Par exemple, une page décrit l’obligation faite à tous les citoyens d’accrocher le portrait de Xi Jinping au mur de leur domicile. Ce dessin est intitulé : Hongkong 2028 : Mein Führer, ce qui montre à quel point Kwong-Shing Lau ne déploie aucun ménagement dans sa dénonciation du régime chinois.

L’auteur revendique explicitement le caractère militant de sa démarche. Dans sa préface, il appelle tous ceux qui vivent « dans une région libre et sûre » à « demeurer vigilant ». Très inquiet pour Taïwan, il exhorte : « Ne baissez pas la garde et ne sous-estimez jamais ceux qui menacent vos libertés ». Un document utile pour tous ceux qui se préoccupent de l’emprise croissante de Pékin sur les territoires à sa périphérie.

"Hongkong, cité déchue", couverture et page 18

Le grand dessinateur sud-coréen Park Kun-Woong poursuit méthodiquement son exhumation des pages les plus sombres de l’histoire contemporaine de son pays. Parmi ses publications récentes en France, on avait remarqué le très beau Livre de Jessiechronique de la vie des Coréens exilés en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale, et l’horrifique Mémoires d’un frêne qui évoque des massacres de civils sud-coréens perpétrés en 1950 par les forces de l’ordre parce que soupçonnés d’être des sympathisants de la Corée du Nord.

Dans Un matin de ce printemps-là****, il est question aussi de meurtres de citoyens ordinaires accusés de convictions communistes, mais vingt-cinq ans plus tard et en beaucoup moins grand nombre puisqu’il s’agit cette fois de huit personnes « seulement ». Le livre retrace l’affaire dite de « l’incident du Parti révolutionnaire populaire ». En 1974, un vaste mouvement de protestation se déploie contre la mise en place par le dictateur Park Chung-hee d’une nouvelle Constitution renforçant considérablement ses pouvoirs. La répression est féroce et huit hommes, en particulier, sont accusés d’avoir violé la loi de sécurité nationale, comploté contre l’État sud-coréen et soutenu la Corée du Nord. Au terme d’un procès et d’appels expéditifs, ils sont condamnés à mort et exécutés en avril 1975. Problème : les dossiers d’accusation ont été fabriqués de toutes pièces par les services de sécurité, les aveux extorqués par la torture et les procès n’ont respecté aucune des procédures normales. À tel point qu’en 2007, trente-deux ans plus tard, une révision du procès innocentera totalement les huit accusés, estimant que les charges contre eux ont été « inventées de bout en bout ».

Park Kun-Woong consacre cet épais roman graphique à la mémoire de ces huit hommes. Chacun bénéficie d’un chapitre dans lequel ses proches, essentiellement les épouses et les enfants, évoquent sa personnalité, racontent leurs souvenirs de l’arrestation et des procès, et détaillent l’impact que l’affaire a eu sur leur vie.

Ces récits sont bien sûr poignants : les hommes ont été arrêtés sans explication et leurs familles n’ont jamais pu les revoir ; leur exécution a été effectuée de manière précipitée alors que personne n’y croyait ; les proches ont ensuite été persécutés des années durant, voisins, employeurs, écoles étant mis en garde contre ces « familles d’espions communistes ».

En donnant ainsi la parole aux personnes qui ont été le plus directement affectées par ces tragiques exécutions, l’auteur donne un retentissement émotif maximal à l’évocation de ces injustices. Mais il pousse un peu à l’extrême ce parti pris : Park Kun-Woong n’explique notamment en rien en quoi consistait « l’incident du Parti révolutionnaire populaire » à l’origine de ces poursuites imaginaires, de quoi précisément les huit hommes étaient accusés et comment ils ont été « choisis » pour faire des exemples. Il faut en fait se reporter à quelques courts articles en fin de volume pour comprendre le contexte de cette affaire. L’artiste a également opté pour une certaine austérité dans son dessin. On ne retrouve guère dans Un matin de ce printemps-là les splendides envolées graphiques qui rendent supportables les horreurs de Mémoires d’un frêne. Ce nouveau roman graphique s’adresse donc en priorité aux passionnés de l’histoire coréenne contemporaine.

"Un matin de ce printemps-là", couverture et page 28

La fantastique popularité des mangas, au Japon et dans le monde, suscite la publication de mangas consacrés aux mangas : comment on devient mangaka (dessinateur de manga), comment on se fait publier, etc. On a vu un exemple de manga autobiographique d’une jeune auteure avec le tome 1 de Trait pour traitDans la nouvelle série Réimp’ !*****, c’est la dimension commerciale de cette énorme industrie qui est décrite : les efforts démesurés qui doivent être consentis pour faire sortir du lot un manga au milieu de la déferlante des parutions, les campagnes de séduction auprès des libraires, les relations avec les auteurs… Tout cela dans un seul but : arriver à ce que le tout petit tirage initial d’un nouveau manga ait suffisamment de succès pour mériter la « réimp’ » (réimpression) tant espérée ! Amusant pour qui s’intéresse au phénomène manga, ce petit volume offre en prime un aperçu sur les règles de comportement des salariés dans une entreprise nippone, où le dévouement total et fanatique de chacun à son travail est considéré comme allant de soi.

"Réimp’ !", tome 1, couverture

* La piste de Yéshé
Scénario et dessin Cosey
56 pages
Le Lombard
12,45 euros

** À l’heure où les dieux dorment encore
Textes et dessins Cosey
304 pages
Éditions Daniel Maghen
49 euros

*** Hongkong, cité déchue
Scénario et dessin Kwong-Shing Lau
192 pages
Rue de l’Echiquier
24,90 euros

**** Un matin de ce printemps-là
Scénario et dessin Park Kun-Woong
388 pages
Rue de l’Échiquier
24,90 euros

***** Réimp’ !, tome 1
Scénario et dessin Naoko Mazda
224 pages
Glénat Manga
7,60 euros

 

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