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L'ASIE DESSINÉE

BD : le Japon dans tous ses états


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 29 octobre 2022

De l’éducation des futurs empereurs aux drames de la misère et de la solitude dans les banlieues perdues en passant par la grande aventure historique, le Japon est à l’honneur de cette édition de l’Asie dessinée.

Patrick de Jacquelot

Personnage d’essence divine ? Criminel de guerre ? Empereur ayant supervisé l’avènement du Japon en tant que grande puissance démocratique de la deuxième moitié du XXème siècle ? Hirohito, dont le nom officiel est depuis sa mort « empereur Showa », est sans doute tout cela et bien d’autres choses encore. Un très volumineux manga, Empereur du Japon – L’histoire de l’empereur Hirohito*, livre une biographie détaillée de celui qui fut le 124ème empereur du Japon. Cinq volumes de cette saga sont parus, quatre restent à venir.

Extrait de "Empereur du Japon - L’histoire de l’empereur Hirohito", Delcourt Tonkam. (Crédit : Delcourt Tonkam)
Hirohito est entré dans l’Histoire en tant qu’empereur du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. À ce titre, il s’agit d’un personnage hautement controversé. Même si les États-Unis ont choisi, à la fin de la guerre, de l’exonérer de toute responsabilité dans les horreurs commises par l’armée japonaise, nombre d’historiens sont convaincus de son engagement direct dans le pilotage de la guerre. Des questions cruciales qui n’apparaissent pas dans les cinq premiers tomes de cette biographie dessinée. Tout juste la série commence-t-elle par la rencontre entre l’empereur et le général américain MacArthur juste après la capitulation du Japon. De leur échange, il ressort que Hirohito est prêt à assumer la responsabilité totale de tous les actes commis par le Japon. L’empereur serait donc un cas unique dans l’Histoire de souverain « prêt à offrir sa vie pour le salut de son peuple »… Il y a fort à parier que le moment venu, le manga adoptera la ligne officielle selon laquelle l’aventurisme militaire du pays et son traitement abominable des populations civiles ont été imposés à Hirohito qui n’a rien pu faire pour les empêcher.

Cette problématique peut en tout cas être oubliée durant la lecture des premiers volumes d’Empereur du Japon, qui traitent de la période allant de son enfance (il est né en 1901) jusqu’en 1923, alors qu’il n’était encore que régent du pays, en raison de la maladie de son père. Hirohito deviendra empereur en 1926, à la mort de ce dernier, et le restera jusqu’à son propre décès en 1989.

Les quelque mille pages de ces cinq tomes livrent à dire vrai une plongée assez fascinante dans l’institution impériale au début du siècle dernier. On y voit comment les enfants royaux sont élevés, loin de leurs parents, enfermés dans une véritable bulle. Hirohito et son frère fréquentent une école créée spécialement pour eux dans un palais impérial, où ils ne fréquentent qu’une poignée d’enfants triés sur le volet. Les responsables de leur éducation assistent à tous les cours pour être sûrs de ce qui leur est enseigné. Des débats surréalistes ont lieu pour décider par exemple s’il est convenable de leur apprendre les théories de Darwin sur l’évolution : comment la famille impériale, d’essence divine, pourrait-elle descendre du singe ?

À lire : le « Best of » de l’Asie dessinée, les vingt-cinq meilleures BD chroniquées depuis 2016

Les luttes d’influence autour du futur empereur sont bien rendues, qu’il s’agisse de l’idéologie à lui inculquer, des personnes avec qui il peut se lier ou encore plus du choix de sa future épouse. De multiples influences se mêlent dans l’entourage impérial, entre la défense des immuables traditions japonaises et l’attrait des valeurs occidentales modernes. Quand il arrive à l’âge adulte, le contexte politique prend toute son importance, avec notamment l’influence d’un Premier ministre libéral qui finira assassiné.

L’impression qui se dégage est celle d’une immense solitude. Enfermé dans un carcan de règles et de convenances, coupé de sa famille sur laquelle pèse la maladie mentale en aggravation constante de son père, l’empereur en titre, le jeune Hirohito n’a guère d’amis. Un long développement est consacré au voyage en Europe du prince effectué à l’âge de vingt ans. Quelques mois passés en Grande-Bretagne ou en France, qui lui donnent l’occasion de goûter à la liberté, pour la seule et unique fois de sa vie peut-être. Hirohito, nous est-il affirmé, aurait considéré comme un des temps les plus forts de son voyage un trajet effectué incognito dans le métro parisien.

Bien construit, le récit réussit à animer de façon compréhensible les multiples personnages qui entourent l’enfance et la jeunesse d’un futur souverain. Le dessin est efficace, remplissant parfaitement sa fonction documentaire, notamment pour tout ce qui est décors et architecture. L’ensemble se lit donc avec beaucoup d’intérêt – même si l’on attend avec un peu d’appréhension les volumes traitant de la Seconde Guerre mondiale.

"Empereur du Japon – L’histoire de l’empereur Hirohito",
couvertures des tomes 1 et 5


Dans la foulée de Empereur du Japon – L’histoire de l’empereur Hirohito, on peut se reporter au manga L’histoire de l’empereur Akihito** paru l’année dernière. Celui-ci enchaîne en effet directement sur le précédent puisqu’il s’agit cette fois de la biographie du fils d’Hirohito qui lui a succédé en 1989. Ce deuxième manga a été écrit par le même scénariste que le premier mais présente une grande différence : il tient en un seul volume. La première partie est de loin la plus intéressante : elle relate l’enfance et la formation de ce prince né en 1933 et donc enfant pendant la Seconde Guerre mondiale. Si les premières années d’Akihito ressemblent à celles de son père (séparation de sa famille, éducation dans une bulle, etc.), son adolescence et sa jeunesse se déroulent très différemment. La guerre est passée par là, le carcan se desserre. Il peut se faire des amis. Surtout, il reçoit une éducation beaucoup plus ouverte, avec la présence d’enseignants ou enseignantes occidentaux avec qui il noue des liens étroits. Akihito fait voler en éclats des traditions immuables : il fait un mariage d’amour avec une roturière, le couple élève lui-même ses enfants.

Toute cette première partie sur la jeunesse du prince est fort intéressante. Mais bizarrement, la deuxième partie saute de nombreuses années de sa vie, y compris son accession au trône, et aligne les déclarations officielles de l’empereur, déclarations très convenues en cas de catastrophe naturelle par exemple. Ce volume vaut donc essentiellement pour les comparaisons qu’il permet avec le premier manga sur les méthodes d’éducation de deux empereurs successifs du Japon.

"L'histoire de l’empereur Akihito", couverture


Difficile de faire plus éloigné du monde clos et incroyablement privilégié des enfants impériaux que celui des jeunes Japonaises d’Adabana***. Ce manga complet en trois volumes se focalise sur deux jeunes filles très ordinaires du Japon contemporain. Mako et Mizuki, deux lycéennes, entretiennent une relation intense et exclusive. Elles ne se quittent pas et ont juré de se protéger mutuellement. Et de protection, elles ont bien besoin. Mako surtout : elle vit dans une famille misérable, sa mère est morte, son père est infirme et incapable de gagner sa vie. Mako doit assumer beaucoup plus qu’elle n’en est capable, et gagner de l’argent tout en poursuivant ses études. Quand un oncle pervers lui propose un moyen facile de se procurer beaucoup d’argent en posant pour des photos aguichantes, elle entame une descente aux enfers : il faut aller toujours plus loin. Le petit ami qui propose de l’aider se révèle le pire manipulateur qui soit et organise un trafic de vidéos intimes de Mako.

Le drame est inévitable et, à la mort de Mako, Mizuki décide d’agir. D’un milieu beaucoup moins défavorisé, Mizuki n’en est pas moins complètement seule, toute communication avec ses parents étant impossible. La jeune fille ne vit donc plus que pour venger son amie. On ne racontera pas comment elle s’y prend : ce serait déflorer ce qui est avant tout un thriller infernal avec suspense haletant et coups de théâtre spectaculaires.

En toile de fond de ce polar psychologique, on peut voir une description d’une jeunesse japonaise à la dérive : parents absents d’une façon ou d’une autre, pression ininterrompue sur les résultats scolaires, omniprésence du voyeurisme… Les caméras, celles des téléphones portables tout comme les caméras cachées un peu partout dans les maisons et même dans les voitures, jouent un rôle de premier plan dans l’intrigue. Au point que les deux jeunes filles désespérées ne rêvent que d’une chose : pouvoir « tout effacer ». Une ambition impossible, bien sûr. Ce récit très noir est porté par le superbe dessin de l’artiste Non : les visages d’ange de ses deux héroïnes illuminent le monde assez désespéré dans lequel elles évoluent. Du fait d’images très explicites de violence et de sexualité, ce manga n’est pas destiné à un jeune lectorat.

"Adabana", couvertures des tomes 1 et 2


Quatrième titre consacré au Japon : le tome 3 du Clan des Otori****. Ce volume vient clore l’adaptation en bande dessinée du premier cycle, Le silence du rossignol, du très célèbre roman fleuve de Lian Hearn. Après des tomes 1 et 2 très réussis, ce volume ne déçoit pas, bien au contraire. L’histoire tourne carrément au tragique avec la mort de Sire Otori et celle de l’infâme seigneur Tohan, tandis que les deux jeunes héros, Takeo et Kaede, peuvent sembler séparés à jamais… L’intrigue a beau être complexe, elle reste suffisamment claire (surtout si l’on a lu le roman). Quant au dessin, il charme toujours autant. L’injection d’une ambiance légèrement surnaturelle via la transformation des humains en animaux en fonction de leur état d’esprit est particulièrement remarquable.

"Le clan des Otori", tome 3, couverture et une page


Après ces différents albums consacrés au Japon, place à la Corée. La série Intraitable vient de s’achever avec la publication des tomes 5 et 6***** (voir les critiques des tomes 1, 2, 3 et 4. Ce long récit traite du combat des salariés d’une entreprise de grande distribution en Corée du Sud. Inspiré par les démêlés du groupe français Carrefour dans sa tentative d’implantation dans le pays, le récit se focalise sur la mobilisation des employés confrontés à des pratiques managériales d’une extrême agressivité. L’offensive des salariés pour obtenir la création d’un syndicat se heurte à la résistance acharnée de la direction. Ils obtiendront finalement gain de cause, mais non sans violents affrontements internes et quelques sacrifices personnels. La série ne vaut pas pour ses qualités artistiques très limitées mais intéressera ceux qui veulent appréhender les réalités des relations sociales coréennes qui, pour être extrêmement codifiées, n’en sont pas moins très dures.


"Intraitable
", couvertures des tomes 5 et 6

* Empereur du Japon – L’histoire de l’empereur Hirohito, cinq tomes parus
Scénario Issei Eifuku, dessin Junichi Nojo
Entre 192 et 240 pages par volume
Delcourt Tonkam
Entre 7,99 et 9,35 euros le volume

** L'histoire de l’empereur Akihito
Scénario Issei Eifuku, dessin Furuya Usamaru
216 pages
Vega Dupuis
11 euros

*** Adabana, trois tomes
Scénario et dessin Non
196, 224 et 256 pages
Kana
12,90 euros le volume

**** Le clan des Otori, tome 3
Scénario Stéphane Melchior, dessin Benjamin Bachelier
96 pages
Gallimard
17,80 euros

***** Intraitable, tomes 5 et 6
Scénario et dessin Choi Kyu-sok
216 et 232 pages
Rue de l’Echiquier
21,90 euros le volume


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