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L'ASIE DESSINÉE

BD: Hiroshima, plongée au fond de l’horreur


Thèmes: L'Asie en BD

Asialyst, 30 octobre 2025

Un manga choc largement autobiographique nous fait toucher du doigt ce que les habitants de la ville martyre ont vécu en août 1945. Pour se remettre de cette lecture terrible et indispensable, rien de tel que le nouveau joyau du dessinateur suisse Cosey centré sur une mystérieuse Chinoise…

Patrick de Jacquelot

Hiroshima, voilà bien un nom universellement connu, devenu synonyme de l’apocalypse nucléaire depuis que le 6 août 1945 la première bombe atomique de l’Histoire y a causé la mort de plus de 100 000 personnes. Mais que sait-on précisément de la façon dont la population locale a vécu cette tragédie? Sur le moment même et durant les semaines, les mois et les années qui ont suivi? C’est tout l’intérêt d’un exceptionnel manga, Gen aux pieds nus*, plus connu en France sous le nom de Gen d’Hiroshima, que de livrer un compte-rendu détaillé, fictionnel mais ancré dans la vie de l’auteur, de ce drame heureusement demeuré unique en son genre.

C’est après avoir solidement établi sa profession de mangaka que Keiji Nakazawa s’est lancé en 1973 dans ce monumental récit: dix volumes, un total de 2 800 pages, couvrant la vie de 1945 à 1953 d’un garçon imaginaire, Gen, frère jumeau de Nakazawa. Un récit dur, implacable, qui ne cache aucun détail sur l’horreur qui s’est abattue sur Hiroshima, mais illuminé simultanément par la vitalité, la détermination sans faille et, oui, la joie de vivre de ce jeune garçon. Les deux premiers tomes viennent de paraître, les autres suivront au rythme d’un tous les deux mois.

Image extraite de "Gen aux pieds nus", tome 1, scénario et dessin Keiji Nakazawa, Le Tripode (crédit Le Tripode)
Le premier volume couvre les quatre mois précédant le 6 août 1945. Pour Gen, âgé de six ans, la vie n’est pas facile. Le Japon est en train de perdre la guerre, même s’il refuse de l’admettre, et la vie quotidienne est un chemin de croix. La nourriture manque, parce que réservée aux soldats, les hommes sont expédiés à l’armée de plus en plus jeunes. Extrêmement pauvres, les parents de Gen se démènent chaque jour pour trouver de quoi nourrir leurs enfants perpétuellement affamés. La famille est aimante à sa façon, soudée, mais le père de Gen ne leur facilite pas la vie: pacifiste proclamé, il critique publiquement l’effort de guerre et même la personne de l’Empereur alors que l’ambiance est au nationalisme le plus exalté. Cela vaut à la famille d’être considérée par tout le voisinage comme une bande de traîtres, les enfants étant traités à l’école comme des pestiférés. La violence est omniprésente, les enfants sont battus par leurs camarades de classe, par leurs professeurs… et aussi par leur père. Car si celui-ci est pacifiste, il n’est pas non-violent pour autant. La moindre contrariété vaut à Gen et ses frères et sœurs des grêles de coups. Ce qui ne les empêche pas de vouer une vénération à leur père et de le défendre mordicus face à la communauté. Ce premier tome se termine avec le lâcher de la bombe sur Hiroshima. Gen voit son père, sa grande sœur et son petit frère adoré mourir brûlés vifs dans leur maison effondrée. Il se retrouve seul avec sa mère enceinte, deux autres frères ayant survécu car absents de la ville ce jour-là.

Le volume suivant couvre les quatre ou cinq jours suivant immédiatement le bombardement.
L’horreur des scènes vécues est sans limite: habitants brûlés vifs, cadavres ambulants dont la peau se détache, enfants criblés d’éclats de verre, sauveteurs qui au bout de quelques heures sont atteints par un mal qui les fait succomber très rapidement: l’effet des radiations que personne ne connaît encore… Dans un décor d’apocalypse, le fleuve est couvert de cadavres, vers et mouches s’en prennent à tout ce qui bouge. Juste après avoir assisté à la mort de leur famille, Gen et sa mère affrontent une nouvelle épreuve: sous le choc, la jeune femme accouche de son bébé que Gen, six ans, aide à venir au monde. Puis c’est la quête désespérée d’eau et de nourriture. Pour tenter de trouver du riz, le jeune garçon s’éloigne de la ville jusqu’à des zones de campagne qui n’ont pas été touchées, mais il n’y trouve guère d’assistance: les rescapés ne sont pas prêts à partager le peu qu’ils ont. Finalement, Gen, sa mère et le bébé se traînent jusqu’à une bourgade voisine où demeure une amie de la famille. Mais si l’amie les accueille à bras ouverts, le reste de sa famille manigance pour chasser ces intrus qui viennent piocher dans leur réserve de riz. A la fin du volume, ils se retrouvent à la rue, démunis de tout.

Pour les lecteurs français, la sortie de Gen aux pieds nus est une quasi découverte. La série avait bien été déjà publiée, tout ou partie, à deux ou trois reprises sous le nom plus explicite de Gen d’Hiroshima, mais elle n’était plus disponible. La sortie programmée sur dix-huit mois des dix tomes, dans une traduction revue, devrait permettre au grand public de se plonger dans cette œuvre exceptionnelle. Ce compte-rendu vécu fait toucher du doigt un drame qu’on ne connaît généralement que de façon abstraite. Si le récit est centré sur Gen et sa famille, de nombreuses incidentes mettent en lumière différents éléments de contexte: la préparation de la bombe atomique aux États-Unis, le recrutement des étudiants japonais pour en faire des kamikazes, l’endoctrinement de la population civile… Keiji Nakazawa s’en prend évidemment aux Américains pour avoir construit et lancé cette bombe, mais il réserve ses attaques les plus incendiaires aux dirigeants japonais. Adhérant aux thèses pacifistes de son père, il livre des séquences hallucinantes sur le fanatisme de la population - les civils commettant des suicides de masse à l’approche des troupes américaines, la dévotion jusqu’à la mort à l’Empereur - ou la violence de la formation des soldats. Une attitude qui vaut d’ailleurs au manga l’hostilité de l’extrême droite révisionniste japonaise qui ne pardonne pas à Nakazawa son pacifisme et tente encore aujourd’hui de limiter la diffusion de la série, notamment dans les cadres scolaires (à ce sujet, voir la riche série d’articles en six épisodes “Gen d’Hiroshima”, manga culte, que lui a consacré Le Monde du 4 au 9 août derniers).

Plonger dans Gen d’Hiroshima est une expérience qui ne va pas de soi. La dureté du propos peut rebuter et le dessin, conforme aux codes des mangas d’il y a cinquante ans, manque de charme. Mais la richesse informative et la puissance émotionnelle du récit emportent tout. Et cela grâce à la personnalité exceptionnelle de Gen. Cet enfant soumis aux pires épreuves s’effondre régulièrement - on le ferait à moins - mais se relève aussitôt. Rien ne peut entamer sa volonté de vivre et sa capacité de résistance. Dans sa quête pour la nourriture, il s’interrompt pour aider les uns et les autres. Au milieu des pires horreurs, il trouve des sources de joie. La naissance du bébé quelques heures après l’explosion de la bombe, dans un paysage lunaire et avec sa mère rendue à moitié folle par les événements, est pour lui un immense bonheur. Capable de toutes sortes de (petits) méfaits, comme on le voit dans les semaine précédant la bombe, Gen est doté d’une générosité et d’une énergie qui en font un personnage immensément attachant: la lumière au cœur des pires ténèbres qui soient.

Traitant directement des événements survenus à Hiroshima même, Gen aux pieds nus se révèle parfaitement complémentaire d’autres excellentes bandes dessinées abordant le sujet de manière plus distanciée: Dans un recoin de ce monde centré sur l’approche de la catastrophe, Le pays des cerisiers qui traite de la malédiction qui a frappé les survivants de la bombe et leurs descendants, ou encore Sengo consacré à l’effondrement du Japon au lendemain de la défaite.



Difficile d’imaginer contraste plus absolu entre deux bandes dessinées qu’avec Gen d’Hiroshima et Yiyun: après le manga à l’esthétique frustre et au contenu terrifiant, voici une BD dans la grande tradition franco-belge, au dessin ultra raffiné et à l’ambiance des plus souriantes (encore que…). Avec Yiyun**, nous retrouvons Cosey, le dessinateur suisse grand maître de la ligne claire passionné par l’Asie qui, depuis des dizaines d’années, y fait voyager ses lecteurs (voir la grande interview qu’il avait accordée à Asialyst à l’occasion de son Grand prix du Festival d’Angoulême.

Bien loin de l’Asie, c’est sur les pentes neigeuses de son pays natal que commence son nouvel album. On y suit un adolescent, Urs, qui a deux passions dans la vie: le ski qu’il pratique en virtuose, et la bande dessinée. Sa préférée: une vieille BD américaine consacrée aux aventures de Miss Wu, pilote chinoise pacifiste qui, aux commandes de son chasseur, livre médicaments et vivres aux peuples opprimés. Quand une jeune chinoise sosie de la Miss Wu de papier débarque dans le village d’Urs, le jeune homme tombe inévitablement sous le charme. Et sa fascination est d’autant plus grande que la jeune fille, qui arbore un bandeau noir sur l’œil, cache de lourds secrets…

L’affaire aurait pu en rester là, au niveau d’un amour de vacances qui a tourné court, quand Urs, qui a quand même un peu de mal à se remettre de la disparition de la belle Chinoise, se voit offrir un billet d’avion pour Taïwan où « il trouvera peut-être les réponses à ses questions ». De fait, il y découvrira qu’un sosie peut en cacher un autre. Et que l’histoire de la jeune fille plonge ses racines dans les drames suscités par la politique de l’enfant unique imposée à son peuple par le régime de Pékin.

Une fois de plus, Cosey livre un album subtil, avec un intrigue un peu tirée par les cheveux autour de personnages profondément humains. Commencée dans le registre primesautier d’une histoire d’ados amoureux, le récit bascule dans l’évocation des tragédies du totalitarisme chinois. L’artiste suisse nous donne des pages splendides, qu’il s’agisse du Taïwan d’aujourd’hui, de la Chine continentale d’autrefois ou encore, évidemment, de ses montagnes natales. A cet égard, l’album comporte une grande innovation dans la démarche de Cosey: l’intégration de l’art du papier découpé tel qu’il est pratiqué dans sa région de Suisse. Un fort volume à savourer à de multiples reprises pour en apprécier toute la finesse.


* Gen aux pieds nus, tomes 1 et 2
Scénario et dessin Keiji Nakazawa
280 pages le volume
Le Tripode
13,90 euros le volume

** Yiyun
Scénario et dessin Cosey
112 pages
Le Lombard
21,45 euros


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